Et pourtant le nègre criait sa Race !

Mère je te cherche à présent, où es-tu donc ?
Est-ce toi paisiblement assise dans le lointain égaré de mes souvenirs
La pipe dans le présage des lendemains ?

Au chaud de ta vieille cuisine, laisse-moi te raconter !

Mère je m’en viens de là-bas, de l’autre côté des mers
À l’autre bout du monde, au-delà des océans
Où l’homme dépouillé par le froid humilie celui à qui jadis le soleil fit don !

Mère, tu me confias le Kaolin, l’Amomum
Et de ne guère oublier la saveur de la racine de manioc
Et à peine le Kaolin ne suffit à blanchir ma race
Ni même l’Amomum à panser mes plaies
Ni encore le manioc à calmer le vacarme de ma faim
Pour que je ne vole point le travail du blanc

Mais mère, misère, ils ont écorché mon épiderme
Blessé les entrailles de ma chair
Et quand enfin j’osai crier ma douleur
Ils me dirent qu’elle n’avait de valeur
Que si elle chantait celle de toutes les autres

Mère, fièrement je leur fis part de ton regard
Du tonnerre de ton Tchip en guise de désapprobation
Et cela suffit à faire remonter des profondeurs
La vase enfouie au fond du fleuve fraternel des peuples

Leur sentence ne sut tarder pour moi nègre parmi tous les nègres
Mes gènes portant encore les stigmates du sang d’où coule encore le leur
Demandant à l’histoire d’accuser tes fils d’avoir soldé ta progéniture
Ils me firent nègre-pleureur pour deux razzias deux coups de fouet

Ils me firent sale-nègre-raciste
Et me demandèrent subtilement de la fermer
Moi, grande gueule de nègre
Et de revenir à toi, si l’arrogance blanche dans leurs mains tendues
Ne suffisait guère à laver le mépris complice de l’histoire

Mère, me voilà à toi car je ne voulais simplement qu’ils m’aiment
Mais qu’ils me voient homme semblable à tout autre !

Alors je suis revenu à toi ! Raconte-moi encore notre histoire !
Rappelle-moi le grand nègre marchant sur le Nil
Arrachant le soleil du ciel pour éclairer la marche de toutes les nations

Et le nègre était grand ! Et le nègre était bon !
Et le nègre était beau !
Et le nègre riait ! Et le nègre chantait !
Et le nègre tenait la main des races sur les routes de l’Humanité !

Mais tout cela, mère, c’était bien avant !

Dis-moi mère,
Où étaient-elles donc ces étoiles qui aujourd’hui
Quand l’humanité ose se parer de son voile le plus nauséabond
Demandent aux étoiles nègres de pleurer elles aussi
Dans le scintillement de leurs larmes au sort de l’univers tout entier
Quand ces dernières errant dans le vide sidéral
Hurlent encore de douleur au moindre rayon obscur
Rappelant combien leurs surfaces écorchées
Aux siècles de folie de météorites blanches
Quand le ventre des navires pleins à craquer de sauvageons négrillons
Ouvraient sur les mères épicées les sillons de la désolation de ma race
Quand les tempêtes du nord ravageaient l’innocence de tes côtes
Quand elles rasaient les forêts de tes bois d’ébène
Pour fleurir la misère au soleil de leurs champs
Quand les douleurs d’enfantement de femmes nègres
S’ouvraient sur des champs en captivité
Loin de la liberté des feuilles de bananiers

Et pourtant le nègre criait !
Et pourtant le nègre tendait la main au fleuve fraternel des peuples !

Mère, n’ont-elles donc pas la moindre pitié pour ces épaules qui jadis
Portèrent leurs épices sur les routes embrasées des océans ?

Dis-moi mère,
Où étaient-elles donc quand le désormais lointain chant de ton rivage
Dans la marche du départ contraint
Transformait les lamentations en larmes des océans ?
Quand le soleil consumait
Sous le chapeau de paille du bon maître
Jusqu’à l’ombre du bon nègre
Quand le fouet dressé par de fervents chants chrétiens fendait l’air
Puis labourait des champs d’hémoglobine sur la carcasse ardente des miens
Et par sa supérieure arrogance mettait au sol même
Les genoux des plus vaillants guerriers du Mandingue

Mère,
Et pourtant le nègre criait !
Et pourtant le nègre tendait la main au fleuve fraternel des peuples !

Dis-moi mère,
Où étaient-elles donc quand le nègre au genou trop longtemps fléchi
Se dressa de sa canne taillée dans le cœur d’un Bois-caïman
Non pas que pour lui ! Non pas que pour sa Race !
Mais pour toutes les entorses dans la colonne de l’Humanité
Chantant au vent des mondes la liberté-égalité-fraternité

Et le nègre était grand ! Et le nègre était bon !
Et le nègre était beau !
Et le nègre riait ! Et le nègre chantait !
Et le nègre tenait la main des races sur les routes de l’Humanité !

Mais tout cela, mère, ne plut au maître !

Dis-moi mère,
Où étaient-elles donc quand le maître décida à nouveau
De faire flancher le nègre sous le poids des Caraïbes

Mère,
Et pourtant le nègre criait !
Et pourtant le nègre tendait la main au fleuve fraternel des peuples !

Dis-moi mère,
Où étaient-elles donc quand las d’éroder ta terre
Et de bafouer tes limons là-bas dans sa terre
Il revint pour un Dieu, une pincée de sel et un chapeau
Accaparer ta terre et assujettir tes fils dans ta maison

Mère,
Et pourtant le nègre criait sa Race !
Et pourtant le nègre tendait la main au fleuve fraternel des peuples !

C.I « Le poète au bord du fleuve »