Silences de la contestation: questionner le langage d’une révolte

Poète et novelliste gabonais, Benicien Bouschedy est un auteur régulier qui a notamment publié Silences de la contestation. Fort de ses 123 pages, cet ouvrage est un long poème qui déroute par sa forme et la pluralité de ses interprétations. Le Chant de Powê vous offre une énième visite de cette oeuvre aux forts accents césairiens.

On ne reviendra évidemment pas sur les nombreuses omissions éditoriales qui perlent l’ouvrage. Maintenant que ce phénomène est très répandu dans les parutions gabonaises récentes au point d’entamer la crédibilité auctoriale, allons à l’essentiel au risque d’enfoncer les portes d’une demeure qui n’en est qu’à ses fondations.

On pourra attribuer tous les qualificatifs à Bouschedy sauf celui d’être un poète tranquille. Il est intranquille. Intranquillité qui se nourrit d’une sourde révolte si bien que le choix de la poésie s’est posé comme une évidence tant la tradition négroafricaine envisage la poésie d’abord pour l’espace de révolte qu’elle constitue. Izuwa Reteno Ndiaye ne s’y trompe guère lorsque dans sa chronique de Rêve mortel[1] elle qualifie le poète de révolté. Bien plus, disons que c’est un poète de l’émancipation sachant que s’émanciper c’est pour l’auteur sortir du « con du mal ». Pour ce faire, Silences de la contestation est le glossaire de maux colligés par ce poète qui « marche seul ». Marcher ici se confondant à la déshérence d’un peuple contraint à la servilité dont il veut se sortir.

Pour s’émanciper lui et son peuple, il faut faire voir à ce dernier les avanies quotidiennes qui l’accablent pour insuffler une prise de conscience qui va se traduire par une indignation puis par l’action subversive. Aussi le poète demande-t-il l’onction de ce peuple dont il se veut le « valet »: « Faites de moi un point et je serai la fin de votre révolte enchantée ». Par ailleurs, Bouschedy appelle la jeunesse à « vivre ivre de livres », dans un pays où l’on collectionne les « trophées du ridicule » et où prolifèrent les « cancres prolixes ». Condition nécessaire pour espérer jouir « des jours ivres d’espoir » et d’enfanter « un monde aux nichons savoureux ». Si la société mise en peinture par le poète apparaît avec les contours d’une terre d’enlisement, c’est aussi parce que son élite promeut désormais « cette sauvage fraternité où frissonnent horreur et angoisse dans la clameur experte du soutien du parrain verge plantée dans l’anus du nouveau inscrit ». La peinture de cette élite de pacotille et dévirilisée trouve son ultime représentation dans les « perforations d’anus à l’aube des présidentialisations scabreuses», ce qui traduit le niveau de corruption morale le plus élevé et le plus abject et qui est le fait d’une élite politique dont le « con du mal » est la demeure.

Au sortir de cette lecture je me suis posé la question de savoir si le poète a entièrement saisi l’enjeu du langage dans la révolte qu’il veut initier par la prise de conscience. Une révolte dont on perçoit, nous l’avons dit, le bouillonnement mais dont on cherchera le début du commencement de sa mise en œuvre. La faute à un langage copperfieldien qui vous laisse pantois ou émerveillé : indécis. L’auteur le dit lui-même, il a pris « le risque d’être utile non à la bourgeoisie mais à la classe ouvrière ». En d’autres mots, le poète se situe du côté des masses laborieuses, des délaissés et donc du lumpen-prolétariat. C’est précisément là mon insatisfaction. La grammaire de la révolte chez Bouschedy peut parfois prendre des allures d’une mystification. Et quand je le dis, je laisse de côtés tous les parchemins glanés pour me situer du côté du blédard, qui n’a pas tous les codes en la matière pour déchiffrer. Je lis donc à partir du peuple et non à travers l’exégète de Césaire que je pourrais être. Et donc comment conduire ou du moins instiguer une révolte dans un langage fermé à l’interprétation immédiate? De Malinga à Iboundji en passant par Sette-Cama, Mpaga, Batouala, Odjala, Okondja ou Ndindi, etc. comment se constituer pour ces gens un langage émancipateur? C’est contre cela que s’insurgeait Fanon à l’égard des élites postcoloniales, lui qui en son temps voyait dans la langue un outil puissant d’émancipation ou de duperie. Aussi est-il utile de reprendre un morceau de sa réflexion : « Il est vrai que si l’on prend la précaution d’utiliser un langage compréhensible par les seuls licenciés en droit ou en sciences économiques, la preuve sera aisément faite que les masses doivent être dirigées. Mais si l’on parle le langage concret, si l’on n’est pas obsédé par la volonté perverse de brouiller les cartes, de se débarrasser du peuple, alors on s’aperçoit que les masses saisissent toutes les nuances, toutes les astuces. Le recours à un langage technique signifie que l’on est décidé à considérer les masses comme des profanes. Ce langage dissimule mal le désir des conférenciers de tromper le peuple, de le laisser en dehors. L’entreprise d’obscurcissement du langage est un masque derrière lequel se profile une plus vaste entreprise de dépouillement. […] On peut tout expliquer au peuple à condition toutefois qu’on veuille qu’il comprenne. »[2]

Dans quel langage écrivons-nous? Pour qui écrivons-nous? À quelles fins?

Sur le plan paratextuel, le titre de l’ouvrage me laisse dubitatif voire sceptique car le poète semble sacraliser le silence or celui-ci, dans le cas du Gabon, n’a pas produit suffisamment de contestation. Sauf à penser que cette contestation est en formation, en gestation. Et là encore… Il est mieux de convoquer l’ère qu’est la nôtre à savoir l’ère de la parole libérée, libre, contestataire, virulente, séditieuse, iconoclaste, subversive : une ère de la poésie pragmatique. Aussi, l’on veut bien croire que « chaque buisson de silence cache un penseur », il serait temps que le « penseur » se mue en buisson d’indignation et de révolte. Sans dénier au silence ses potentialités multiples et signifiantes, dans le cadre d’une invite à la révolte et à l’indignation, sa sacralisation est à double tranchant.

Si l’on veut parler avec le peuple ou en son nom, pourquoi ne pas emprunter ses codes langagiers objectifs? C’est en cela que pour moi le poète ne parvient pas à transmettre réellement les « terribles ferments de subversion » (Fanon) dans la conscience citoyenne prolétaire. Toute chose que certains choix tels que l’absence de ponctuation peuvent rebuter ou annihiler la compréhension du lecteur. Aussi, allons savoir ce que devrait comprendre les masses laborieuses à la lecture d’un tel passage : « Ces pensées se délient à l’exil iconoclaste où le silence subit la métamorphose harmonique du langage et défend l’ignorance humiliée qu’exprime l’œil épuisé de ma nuit crevée par l’urgence de ma conscience désespérée au soir des maux de mon enfance dans le champ des pleurs ». Un « mouais » ou un « ouf » de dépit pourrait venir du lecteur non averti à la lecture de ces lignes. Il n’y a pas éclosion mais forclusion du sens.

Pour avoir lu Rêve mortel avant Silences de la contestation, j’en viens à considérer que la dernière citée est une œuvre de formation, l’auteur étant trop accroché à Césaire notamment, il cherche ses marques et sa voix/e. Si la volonté de Bouschedy est de dépasser ou du moins se mesurer à ses figures tutélaires, il convient qu’il s’en remette à la réalité, bien triste celle-là, mais pragmatique à savoir que beaucoup sont mortes et il ne s’agit pas pour nous d’en être des clones mais des continuateurs originaux. Et ici, si Césaire ne s’en trouve pas spécialement honoré c’est surtout que contrairement au chantre de la Négritude, Bouschedy ne s’empare guère des images de chez lui (faune, flore, lieux, terroir), la mystique du verbe de coloration et de saveur locales qu’on est en droit d’attendre n’y sont pas, pas plus que le rythme qui est pesant tel un documentaire vu et revu  une dizaine de fois alors qu’il aurait dû emprunter le rythme frénétique des tam-tams et chants initiatiques gabonais. Faire le deuil de ses références littéraires c’est mieux initier sa révolte. Dans le deuil, on crée et on se réinvente. Et à trop employer un langage hermétique, la révolution peut faire pschitt.

Bounguili Le Presque Grand

[1] https://lettresnoires.com/gabon-reve-mortel-benicien-bouschedy/#more-4016

[2] Franz Fanon, Les Damnés de la terre, 1961.

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