Position de la complexité: pour une oralité populaire artistiquement écrite

Avec la dextérité qu’est la sienne le critique littéraire Hance Wilfried Otata profite de la tribune offerte par Le Chant de Powê pour apporter sa contribution et ainsi remotiver un débat où les contradictions et apories ne manquent guère, s’agissant en l’occurrence de la langue d’écriture, de son esthétique et surtout de sa mise en forme en tant que discours social porteur de révolte. Lecture.

 

Contexte

Quiconque voit en l’espace littéraire un long fleuve tranquille se trompe. Ce champ est souvent le théâtre de catastrophes, au sens de René Thom[1], qui créent des dynamiques originales les unes des autres, tout en impliquant que celles-ci se déterminent les unes par rapport aux autres. Le temps devient inéluctablement propice aux reconsidérations théoriques telles des re-venirs philosophiques occasionnant des querelles. Nous avons connu Marcel Proust contre Sainte-Beuve, le premier défendant une littérature autotélique où l’œuvre trouve signification en elle-même quand le second la pensait expression de la société[2]. Plus proche de nous, c’était l’insatiable Mongo Beti chantre d’une poétique politique qui réfutait une « littérature rose » incarnée par Camara Laye[3] au regard des élans impérialistes handicapant le continent, etc.

Quittons les sentiers de l’histoire littéraire pour en venir à notre affaire. Celle concernant l’écrivain Bénicien Bouschedy et le critique littéraire Bounguili le Presque Grand. Le chercheur reproche à l’auteur gabonais une grammaire « aux allures de mystification »[4], formule savante pour indiquer un discours hermétique. Cette spécificité langagière contrasterait avec une volonté de l’auteur de parler au/du peuple, ce qui conduit le critique à penser une inefficacité de la diégèse bouschedyienne dans Silences de la contestation : Bénicien Bouschedy ne serait pas parvenu à ses fins. Lors d’une précédente sortie visant à donner de la visibilité à ce face à face intellectuel encore au stade embryonnaire et surtout de motiver un intérêt des prises de positions aussi bien des protagonistes que des autres littérateurs, nous avons été nous-mêmes sommés de nous déterminer. Ce n’était pas l’objectif de la chronique, mais tel était le souhait du plus grand nombre au vu des commentaires. La communauté veut danser ? Qu’il nous soit humblement autorisé d’envoyer la musique.

Position

Epargnons-nous la multiplication des questionnements standards en guise de problématique afin de directement nous demander : pour quelle partie sommes-nous ? Que les adeptes du clivage aillent trouver satisfaction ailleurs. Nous défendons un positionnement complexe[5] qui fait son marché chez les deux concernés. Ce choix n’est nullement une position angélique en vue de réconcilier Bounguili et Bouschedy théoriquement. C’est plutôt notre identité épistémologique que nous voulons défendre.

Bénicien Bouschedy un geste scriptural compréhensible

Oui la parole de Silences de la contestation[6] fait corps avec un verbe châtié, oui Bénicien Bouschedy accorde une importance à la belle langue. Toutefois, nous ne pensons nullement qu’il y a une volonté chez l’auteur de perdre tout potentiel destinataire. Sinon pourquoi prendre le risque de se confronter à un éditeur qui doit vous comprendre avant de vous présenter au plus grand nombre ? Il va de soi que l’acte d’édition destine obligatoirement une œuvre à la lecture, l’écrivain ne peut donc préméditer une opacité vis-à-vis de sa réception. A moins de vouloir une carrière à la Kafka, pire à la Blanchot que beaucoup disent de grands écrivains sans trop savoir pourquoi vu qu’ils n’y comprennent absolument rien[7].

Lisons plutôt derrière ce vocabulaire soigné, parfois très soigné, des manifestations étroitement liées au champ littéraire. Le champ littéraire équivaut à l’environnement dans lequel évoluent les écrivains, où il acquiert légitimation ou délégitimation[8]. Nous pensons que ce champ conditionne l’écrivain gabonais à deux choix.

La conscience d’être un écrivain et le refus de l’écrivant

Le premier est de prendre conscience qu’il est écrivain c’est-à-dire un artiste se servant du langage dans le but de produire un discours sur la société. Cependant ce discours ne correspond pas à une copie servile du réel sous la forme transitive la plus banale à tel point que l’on penserait qu’écrire une fiction serait tout simplement de « témoigner, expliquer, enseigner »[9]. L’écrivain a un rapport particulier avec la langue qui n’est pas uniquement un moyen. Elle est un instrument technique que l’on travaille, auquel on cherche à adjoindre une forme spécifique la distinguant des écrits du journaliste, du sociologue[10]

Le pouls du langage littéraire est lisible à la page soixante dix où le poète écrit la position du sujet africain par rapport à l’Occident motivée par un certain environnement délétère fictionnalisé à partir des comparaisons où : les « larmes » et le « sang » sont perçus tels des lacs et des rivières ; le continent africain est personnifié en un être en deuil en désaccord avec son semblable européen.

Pendant ces combats de pensées terribles

Entre les rivières de larmes recueillies des supplices des

Oubliés d’abandons et l’amène odeur des taudis crénelés

Que suivent les lacs de sang

Sur des empreintes d’une Afrique en deuil d’elle-même

Maudissant l’Europe avare-fertile source d’oppressions pesantes (S.D.L, p. 70).

Le tout n’est pas de signifier la fragilité économique africaine, il faut le dire dans une langue littéraire.

Ainsi, l’auteur de Silences de la contestation met son texte à l’abri du style proche de la lettre d’un individu nous relatant platement ses colères contre l’injustice. Sinon c’est la porte ouverte au vérisme le plus dépourvu de qualités littéraires qui ne manquait guère d’exaspérer fondamentalement Fortunat Obiang Essono. Le critique gabonais encourageait les auteurs à se saisir de leur modernité[11] dans leur texte sans tomber dans la facilité discursive dont serait capable tout le monde. Il y a en conséquence un travail d’écriture à faire. Celui qui permet à une œuvre telle Eros dans un train chinois[12] de René Depestre d’éviter d’être une œuvre érotique sans tomber dans le vulgaire sexuel similaire à une campagne pornographique juste pour exciter la libido. Le jeu de séduction intime est travaillé avec « littérarité » ; c’est ici, nous insistons, le talent premier de l’écrivain à vocation littéraire.

Il y a également les ascendances sur le jeune auteur gabonais d’écrivains affirmés tels Aimé Césaire, Moussirou Mouyama, Georges Ngal, Patrice Nganang ou d’œuvres telles L’Enfant des masques, Au bout du silence, consacrées qui brillent par un maniement particulier du langage. Ces derniers peuvent expliquer son écriture. N’oublions pas que comprendre un écrivain c’est aussi identifier sa bibliothèque[13].

Toutes ses forces actives dans le champ littéraire sont susceptibles d’avoir influencé Bénicien Bouschedy qui en plus d’être un auteur est un instruit initié aux sujets relatifs à la littérature. Il est doctorant en lettres donc écrivain-critique[14] en devenir.

Une construction littéraire sérieuse

Cette conscience d’écrivain a pour conséquence la considération du texte en tant que « construction ». Qui dit construction suppose un tout organisé à partir des détails techniques que l’on mobilise pour former un ensemble cohérent et cohésif[15]. Silences de la contestation rentre dans cet ordre où les éléments structuraux ne sont pas le fruit du hasard. Tel un architecte Bénicien Bouschedy fait converger des allégories, des personifications, des comparaisons implicites, l’ironie, etc., pour dire la révolte. Illustrations :

. Le titre. Au lieu d’intituler son poème « Révolte », il opte pour un jeu de mots subtile en même temps elliptique qui configure plusieurs choses à la fois. Effectivement normalement le silence traduit habituellement une absence de bruit, or l’auteur pluralise le terme et le rend responsable de contestation. Ce qui permet d’indiquer que plusieurs individus du peuple sont silencieux et que leur mutisme cache une exaspération d’où Silences de la contestation.

. Les actants « peuple » et « bourgeoisie » / « ouvriers ». Il faut être naïf pour ne pas reconnaître les concepts conjointement articulés par Karl Marx. Ici une perception de la société sous le prisme de la lutte des classes où les uns dominent sur les autres au moyen du capital. Adapté au contexte africain, il traduit l’impérialisme occidental et sa complicité locale africaine qui s’appuient sur des leviers capitalistes pour faire des profits et dominer le peuple. Il y a donc des symboliques marxistes qui permettent à Bénicien Bouschedy de caractériser la distance et la concurrence qui régit mécaniquement ceux qui ont le pouvoir, les « bourgeois » contre qui il écrit, et le « peuple »/les « ouvriers » pour qui il écrit.

. L’unité de la trilogie. Cette pratique de la construction se lit également dans l’unité de la trilogie bouschedyenne. En effet, car c’est la mise en parole de Les silences de la contestation qui occasionne un Rêve mortel parce que réprimandé par les hommes de pouvoir d’où la nécessité de réduire en Cendre les maux ; les maux qui frappent le peuple.

Bénicien Bouschédy parle-t-il au « Peuple » ?

Deux des affirmations fortes sont émises par de Bounguili le Presque Grand. La première fait observer que le langage poétique du texte bouscheydien faute par des « allures de mystification ». La seconde sous forme d’interrogation suggère que le texte ne parle pas avec le code du peuple : « Si l’on veut parler avec le peuple ou en son nom, pourquoi ne pas emprunter ses codes langagiers objectifs ? »[16]. Ces assertions ne sont pas fortes seulement parce qu’elles résument la position et l’observation que le critique fait à l’écrivain, elle dit implicitement que soit le peuple n’est pas un lecteur spécialiste, soit que l’écrivain n’est pas compris du peuple.

Or, c’est peut-être là le léger malaise. Effectivement, voici des conclusions un peu trop rapides. Le critique conviendra que le peuple est constitué  de tous ceux qui sont victimes d’injustice, de la pauvreté à cause de la mauvaise gestion du patrimoine public national. Ils n’ont aucune position de pouvoir aux mains de la « bourgeoisie ». Toutefois[17] : sur quelles données peut-on affirmer que le peuple ne compte pas dans ses rangs des lecteurs spécialisés ? Des diplômés susceptibles de décoder le code du texte ? A moins que le critique dispose d’une étude complète et fiable pour affirmer une telle chose. En écrivant pour le peuple est-il dit que seul le peuple est l’unique destinataire de l’œuvre ? N’est-il pas envisageable que Bénicien Bouschedy « louche » un autre destinataire en plus du peuple pour qui il « interprète » la réalité du peuple et donner une dimension universelle à la cause qu’il entend porter[18] ?

Là encore, nous n’échappons ni à la stratégie ni à la construction de l’écrivain pour parvenir à sa fin.

Cette perception du texte en tant que matériau construit pousse méthodologiquement Jacques Derrida à penser la déconstruction[19]. L’action de déconstruire ou de démonter l’archétype, le squelette, textuelle pour voir son fonctionnement interne. Il est fort dommage de constater que cette opération est impossible chez des écrivains gabonais vides de substance. Et si l’on se permet de le dire même avec tous les arguments factuels possibles, on risque une disgrâce ; hommage à Bounguili Le Presque Grand, il sait de quoi nous parlons.

Doit-on pour autant crier au génie ? Loin de là d’où l’utilité d’une remise en question

La langue littéraire en question : l’utilité d’une remise en question

Nous n’affirmons nullement que Bounguili Le Presque Grand à totalement raison d’indexer[20] l’écrivain. Il n’en demeure pas moins que ses alertes que nous regrettons trop tranchées contiennent une part essentielle pour la poétique de l’auteur.

De la grammaire littéraire à la littérarité populaire

Bénicien Bouschedy n’a pas besoin de se renier en délaissant cette capacité architecturale d’esthète. Son langage et son esprit de construction doivent l’habiter, toutefois, il doit trouver une anthropologie populaire qui lui permettrait de transcender Tout éventuel blocage dans la réception de ses futurs textes. L’anthropologie populaire équivaut à une captation des codes sur lesquels se fonde la communication du groupe ciblé sans pour autant cloisonner le produit fictionnel à un lecteur spécifique gabonais. Ceci requiert au préalable un mouvement socio-anthropologique couronner par le geste d’écriture littéraire que l’auteur possède déjà.

Voici une tâche des auteurs de fiction que plusieurs ignorent. Il est un travail conceptuel pré-scriptural faisant intervenir l’observation, l’enquête, la quête socio-anthropologique, l’attention linguistique. Dans la sphère anglophone Walter Scott avec ses Waverley novels[21] est un exemple adéquat. L’ambition de cette collection n’est pas simplement de raconter le passé national, il veut aussi retranscrire les mœurs écossaises et susciter un esprit patriotique. Et pour ce faire, il donne une forme langagière particulière à son texte qui mêle anglais, un peu de français, un peu de gaélique écossais, du scots [22]. Ce créole est sémiotisée avec une habileté incontestable.

En France, nous citerons Honoré de Balzac que l’on dit l’historien des mœurs françaises. Le qualificatif d’historien attribué à un romancier n’est pas innocent. Fortement influencé par Walter Scott, Balzac veut reproduire le même schéma en France. Il se documente, lit des historiens, pratique de l’observation[23] pour découvrir le populaire et l’incorporer au sein de La comédie humaine.

Toujours pour la France, nous avons Emile Zola et sa série Les Rougon-Macquart avec plusieurs œuvres à succès telles Nana, Le Ventre de Paris et surtout Germinal. Ces romans sont le fruit d’enquêtes, d’observations minutieuses, etc. Pour la rédaction de Germinal, Zola voulait savoir comment parlaient les mineurs, leurs habitudes… Puis, la littérarité faisait le reste.

Ces auteurs, ce ne sont pas les seuls, rendaient une « littérature de terrain »[24] qualitative proche du populaire. C’est ici que nous attendons Bénicien Bouschedy car tout ceci est possible en littérature africaine. Nous en voulons pour preuve Ahmadou Kourouma.

Ahmadou Kourouma le technicien populaire par excellence

Si certains[25] nous lisent sans avoir connu ou parcouru Ahmadou Kourouma, il est plus que temps de le connaître. Les Soleils des indépendances parait en 1968 au Canada à la suite de nombreux refus d’éditeurs français qui jugent la langue médiocre[26]. Le Canada se montre plus ouvert et découvre la richesse du roman. Le roman dépeint une désillusion africaine causée par des indépendances factices. Jusqu’ici rien de très original jusqu’à ce que vous preniez la mesure de la technique narrative révolutionnaire du livre. Ahmadou Kourouma réussit le pari d’écrire sa langue, le Malinké, en Français. Illustration :

Un regard rapide. On comptait et reconnaissait nez et oreilles de tous les quartiers, de toutes les professions. Fama salua, et avec quels larges sourires ! planta sa grande taille parmi les pilotis, assembla son boubou et ensuite se cassa et s’assit sur un bout de natte[27].

Lire l’odeur du Malinké derrière l’expression française revient à identifier des expressions telles : « nez et oreilles » sert à indiquer les personnes ; « planta sa grande taille » pour dire il se tient debout ; « se cassa » dans le sens de se baisser. La fusion des deux langues accouche d’une langue hybride, un écrit de bronze assez particulier aux yeux des éditeurs français habitués à un style conventionnel.

Cependant, la langue fautive matinalement décriée des éditeurs à Paris sera plus tard appréciée à sa juste valeur. On prit conscience de la prouesse technique de l’écrivain. L’œuvre rencontre le succès et des critiques, Sewanou Dabla en l’occurrence, diront leur admiration devant l’originalité d’écrire une parole africaine en français[28]. Il ne s’est pas contenté de traduire sa langue, il y transporte l’humour, la critique, etc., malinkés au moyen d’un savoir-faire artistique. Une diglossie à la forme originale puisqu’elle s’exprime en une seule langue.

Le génie d’Ahmadou Kourouma fut de rendre son texte aussi près du lecteur malinké que du reste de la réception. C’est ici que nous attendons Bénicien Bouschedy qu’il se saisisse d’une nouvelle couleur scripturale, qu’il pousse plus loin sa technique de construction.

Un Bouschedy n’en exclut pas un autre

Bounguili Le Presque Grand concluait sa chronique en envisageant que Les silences de la Contestation n’était finalement qu’une œuvre de « formation » au regard de Rêve Mortel dont il salue la qualité au point d’en faire l’ouvrage de référence de l’auteur. Le concept de formation ne nous parait pas toujours pertinent en littérature et mérite d’être relativisé[29], surtout dans le cas de Bénicien Bouschedy. Toutefois, le débat est ailleurs.

Nous pensons plutôt que Silences de la contestation appartient à une dynamique créative que la machine bouschedyenne devrait renouveler en amorçant une nouvelle étape avec l’objectif de faire émerger un nouveau Bénicien Bouschedy. Ce novum caractérisé par une esthétique ou une littérarité neuve orientée vers une littérature populaire.

Nous croyons que cela sera un plus pour lui si l’on considère que les plus gros succès en lettres du point de vue des ventes et de la critique sont généralement ceux qui ont réussi le challenge d’échapper à la domination de l’idéologie d’une littérature élitiste dans l’art en ouvrant leurs œuvres à l’oralité artistiquement écrit.

Que l’auteur se rassure. Envisager un nouveau Bénicien Bouschedy ce n’est en rien se renier sur le plan des idées, mais d’être en capacité de réorganiser sa verbalisation du réel, sa codification des réalités. Ce n’est pas non plus faire preuve d’instabilité en ce sens qu’ils sont nombreux ceux chez qui l’on observe des variations qui sont des changements dans leur démarche. Un des exemples est celui de Mongo Beti dont les textes pouvaient être groupés selon des thématiques ou selon les intrigues qui se complètent[30]. Plus radicalest celui de Maurice Barrès où l’on voit comment l’écrivain assume le passage d’un éloge de l’individualisme avec les romans du Culte du moi à la valorisation du groupe sur l’individu avec le roman de l’énergie nationale.

Le Bénicien Bouschedy renouvelé serait une garantie pour échapper à la satisfaction d’un public spécifique : les premiers lecteurs, l’univers littéraire, le cercle de sympathie[31] ; ceux qui nous permettent d’obtenir des prix littéraires sans que le plus grand nombre ne vous connaisse. C’est aussi un moyen de se soustraire au piège du statut de « littérature exiguïté », c’est-à-dire de ces auteurs « vacillant entre une gloire un peu surfaite et le désespoir de n’arriver à engendrer que de l’indifférence »[32].

Une position complexe

Maintenant qu’est venu l’instant de conclusion, nous tenons à réaffirmer notre positionnement. Dans l’opposition théorique qui met en présence Bounguili le Presque Grand et Bénicien Bouschedy, il nous parait pertinent de construire une troisième voix. Elle ne vient pas réconcilier les deux premières mais se propose d’exister en se nourrissant des acquis de celles qui les précèdent. Il y a chez Bénicien Bouschedy une nature à manier le langage avec l’esprit que le geste littéraire ne peut s’exécuter sans originalité formelle. La littérature est un discours qui dit le monde avec une manière exclusive. Sinon qu’est-ce qui la différencie du journaliste, du mathématicien ?

Cet écrivain arbore une posture[33] à partir d’une singularité fabriquée à la force d’une tradition littéraire tant critique que fictionnel. Cependant ladite posture n’a aucune valeur d’éternité. Bien au contraire, pour les besoins de la créativité elle doit pousser sa logique de renouvellement afin d’embrasser un style plus populaire. Ce que nous percevons en une scripturalité de l’oralité populaire susceptible de s’offrir à tous les lecteurs gabonais et non gabonais ; ô quelle tâche ! Parce qu’en réalité écrire pour le peuple ou écrire le peuple ne signifient pas s’adresser uniquement à ce dernier. Oui monsieur Bounguili le Presque Grand, rien ne nous prouve que parmi le peuple ne se cachent pas des lettrés, des érudits pour qui le code des Silences de la contestation n’est pas un mystère. Toutefois, transposer les pulsations populaires dans ce code déjà intéressant serait plus qu’avantageux pour l’écrivain ainsi que pour la littérature gabonaise.

Ecrivain : un travail ou un passe-temps sérieux.

Profitons de l’occasion de cette réflexion pour réaffirmer que la littérature est une affaire sérieuse pour quiconque décide de se faire critique ou écrivain ; voire les deux. Le cas présent nous met aux prises avec des esprits ambitieux, rigoureux[34]. Il serait peut-être le moment, en ce qui concerne le Gabon, qu’il y ait une prise de conscience sur la notion d’écrivain. Il n’est pas par excellence une fonction mais un statut. On peut en vivre ou pas. Toutefois, celui qui se voudrait auteur de littérature, qui voudrait jouir du label d’écrivain gabonais à différents événements doit entendre qu’il y a une contrepartie. Ecrire des fictions c’est dire artistiquement le monde en y développant des points de vue de tout ordre. Il ne vous suffit pas d’avoir des amis consacrés ayant des textes de bonnes factures, des connaissances dans les médias, ou enchainer des textes à compte d’auteur, de publier chez des éditeurs indépendants que vous êtes un écrivain. Le Gabon a certes besoin d’une création importante dans le but d’émerger parmi des voisins puissants que sont le Cameroun, le Congo, le Congo-Kinshassa[35]. La quantité doit aller avec la qualité.

H-W Otata

 

[1] Thom (R.), Paraboles et catastrophes. Entretiens sur les mathématiques, la science et la philosophie, Paris, Flammarion, coll. « champs sciences », 2010.

[2] Cette querelle littéraire portait sur les fondamentaux pour la quête de sens au sujet d’une œuvre littéraire. Proust était partisan d’une démarche structuraliste qui disait la signification du langage en lui-même sans besoin de lire le contexte et la sociologie de l’auteur. Ce que rejetait Sainte-Beuve qui pensait le lien entre littérature et société pour dégager le sens du texte.

[3] Mongo Beti reprochait à Camara Laye et aussi à Ousmane Socé Diop de pratiquer une littérature sans essence politique alors que le contexte de l’Afrique nécessitait que l’on s’engage. Il ne lui reproche pas la qualité de son esthétique mais les orientations thématiques de son œuvre qui lui semble exotique et futile d’où l’article « Afrique noire pour une littérature rose » in Mohamed Aït Aarab, Mongo Beti. Un écrivain engagé, Paris, Karthala, coll. « lettres du Sud », 2013.

[4] Cf. la chronique « Silences de la contestation : questionner le langage de la révolte » sur le blog Le Chant de Powè : https://lechantdepowe.com/index.php/2019/05/13/silence-de-la-contestation-questionner-le-langage-dune-revolte/ (consulté le 23/05/2019).

[5] L’adjectif complexe découle du concept complexité tel qu’il est envisagé par Edgard Morin qui le pense comme la coexistence d’éléments en apparence hétéroclite qui combinés peuvent donner sens à une logique in La Méthode. La nature de la nature, Paris, Le Seuil, coll. « Essais », 1981.

[6] Ce texte sera indiqué par l’abréviation S.C. pour la suite de cet exposé.

[7] Nous ne remettons pas en cause la qualité du travail de Franz Kafka et de Maurice Blanchot. Nous voulons juste souligner que très souvent on parle de ces auteurs sans réellement les avoir lu ou compris. Il faut dire qu’ils ont, surtout Maurice Blanchot, une écriture dont la signification particulière échappe à la majorité des lecteurs, même les spécialistes.

[8] Pierre Bourdieu, les règles de l’Art. Genèse et structuration du champ littéraire, Paris, Le seuil, coll. « Points », 1998.

[9] Nous renvoyons chacun vers les écrits de Roland Barthes qui explique la distinction entre « écrivain et écrivant » par rapport à leur relation avec le langage. L’écrivain est celui qui a une relation particulière avec le langage quand l’écrivain l’utilise comme un simple moyen.

[10] C’est cette particularité que Roman Jakobson nomme La littérarité. Cf. Philippe (G.), « Littérarité » in Michel Jarrety (Dir.), Lexique des termes littéraires, Paris, Edition livre de Poche, coll. « Dictionnaires, Encyclopédies et Atlas », 2009.

[11] Fortunat Obiang Essono, le premier critique gabonais, défendait une littérature ancrée dans le réel (la modernité) sans toutefois délaisser le travail du verbe. C’est l’écriture facile qu’il reprochait à des auteurs gabonais. Son position ferme lui valut beaucoup d’inimitié. Pour avoir du détail sur la position du critique nous vous conseillons humblement ses écrits Les registres de la modernité dans la littérature gabonaise (tome 1 et 2), Libreville, L’Harmattan Gabon, coll. « Recherches et pédagogies », 2007.

[12] Depestre (R.), Eros dans un train chinois, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1993.

[13] Cf. l’article d’Yves Peyré : l’écrivain et sa bibliothèque : http://bbf.enssib.fr/consulter/02-peyre.pdf (consulté le 22/04/2018).

[14] Tzvetan Todorov étudie les postures de écrivains qui deviennent également des critiques et des critiques qui deviennent en parallèle des écrivains in Critique de la critique. Un roman d’apprentissage, Paris, Edition du Seuil, coll. « Poétique », 1984, p.57.

[15] Jeandillou (J.F.), L’analyse textuelle, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 1997, p. 81.

[16] Cf. la chronique « Silences de la contestation : questionner le langage de la révolte » en ligne sur le site Chant de powê. https://lechantdepowe.com/index.php/2019/05/13/silence-de-la-contestation-questionner-le-langage-dune-revolte/ (consulté le 26/06/2019).

[17] « Toutefois » et non « cependant ».

[18] Coetzee (J.M.), Elizabeth Costello, Seuil, 2004.

[19] Si les ouvrages de Derrida souvent d’une technicité élevée vous pose des problèmes, nous vous invitions à regarder une interview de l’auteur où il donne une définition très parlante de la déconstruction : https://www.youtube.com/watch?v=vgwOjjoYtco (consulté le 23/05/2019).

[20] Le mot n’a aucune charge conflictuelle.

[21] Les Waverley novels sont une collection de dix-sept romans (1814-1929) qui retracent l’esprits écossais à travers une langue et une description des habitus propre à l’Ecosse afin de susciter une identification de ces citoyens et un regain de dignité nationale. Les plus connus sont Waverley ou l’Ecosse il y a soixante ans (le premier volume) et Ivanhoé (le cinquième volume).

[22] Le gaélique écossais est une langue du groupe Gaélique de la famille des langues celtique. Et le Scot est une langue germanique parlée en Ecosse.

[23] On note chez Honoré de Balzac un sens du détail remarquable. Il s’intéressait à la cranologie, aux études vestimentaires pour créer ses personnages. Plutôt que d’être définit en tant que romancier, il préféra la formule historien des mœurs. Paule Petitier « Historien des mœurs » et Philippe Dufour « Balzac, le langage, l’Histoire », et Michelle Perrot « Balzac et les sciences sociales de son temps » le montrent l’ouvrage collectif Balzac dans l’Histoire, Paris, Sedes, coll. « Bicentenaire », 2001.

[24] Nous empruntons l’expression à Viart Dominique spécialiste de littérature française.

[25] Ceux qui affectionnent les fictions littéraires.

[26] Ils disaient qu’Ahmadou Kourouma écrivait dans un français de très mauvaise qualité.

[27] Ahmadou kourouma, Les soleils des indépendances, Paris, Seuil, coll. « Point », 1995, p. 13.

[28] Sewanou Dabla, Nouvelles écritures africaines. Romanciers de la seconde génération, Paris, L’Harmattan, 1986.

[29] Le concept de formation en littérature nous parait une notion à relativiser. Ce n’est pas la catégorisation de Bernard Mouralis en littérature africaine qui nous pose un problème, mais l’usage systématique que l’on en fait lorsqu’on est insatisfait des premières parutions d’un auteur. Cheikh Hamidou Kane et Camara Laye dont les premiers textes furent des succès ont-ils eu des textes de formation ?

[30] Mohamed Aït Aarab, dans Mongo Beti. Ecrivain révolté regroupe les textes de l’écrivain camerounais par cycle. Implicitement il fait la démonstration des diverses variations à intervenant dans le processus créatif.

[31] Nous voulons parler des amis, des fans de la première heure, les soutiens familiaux.

[32] Paré (F.), Les littératures de l’exiguïté, Le Nordir, coll. « la bibliothèque canadienne-française », Hearst, 1972.

[33] A titre de rappel le terme posture ne revêt aucune connotation négative dans le sens qu’il est employé. Il traduit simplement dans le paradigme littéraire une manière d’être par laquelle un écrivain d’exister au sein de l’espace littéraire. Voir Mezoz (J.), Postures littéraires : mise en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Erudition, 2007.

[35] Le statut littéraire de ces pays est de très loin plus fort à celui du Gabon. Le Cameroun, le Congo comme la Congo-Kinshasa connaissent depuis de longues années des auteurs reconnus hors des frontières africaines.

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