« Questionner le langage de la révolte » ou le débat théorique sur la langue littéraire entre Bounguili Le Presque Grand et Bénicien Bouschedy

Suite à une chronique littéraire parue dans nos colonnes à propos du recueil poétique Silences de la contestation, Hance Wilfried Otata apporte sa contribution au débat qu’il reprécise tout en le relançant. Sous le titre « Questionner le langage de la révolte » ou le débat théorique sur la langue littéraire entre Bounguili Le Presque Grand et Bénicien Bouschedy, ce lecteur avisé fournit quelques repères théoriques pour un débat stimulant.Bonne lecture.

Genèse

Bénicien Bouschedy est décidément l’un des auteurs gabonais dont on peut espérer une fortune considérable dans un avenir proche. Le jeune écrivain gabonais, en plus de susciter l’admiration de plusieurs critiques, d’un public grandissant[1], est matière à provoquer des débats théoriques utiles pour la littérature africaine, mais surtout pour le petit monde gabonais des lettres. En effet, dans une chronique, « Silences de la contestation : questionner le langage de la révolte », le critique Bounguili Le Presque Grand interroge l’efficacité de la grammaire utilisée par l’auteur dans la perspective de se prononcer en faveur du peuple.

Le critique et le poète parlent la même langue.

Dans un premier temps, un fait semble susciter un assentiment entre l’auteur et le critique. Il s’agit du choix de l’écrivain de se mettre au service du peuple en court-circuitant l’idéologie bourgeoise[2]. D’ailleurs, c’est là le point central de la révolte bouschedyenne : s’ériger contre le groupe des puissants. Un projet de raison pour le critique si l’on ne note aucune protestation de sa part. Le fait que Bénicien Bouschedy s’inscrive dans la lignée d’illustres prédécesseurs tels les frères Goncourt ou de Georges Ngal, pour ne citer que ces noms, ne le déplait en rien. A titre de précision : les Goncourt nourrissaient l’idée de rendre le roman au peuple et Georges Ngal désirait produire une littérature en adéquation avec le contexte du continent. Le congolais fera le choix d’une esthétique romanesque fondée sur la dynamique du conte pour ainsi rester fidèle à l’oralité des sociétés africaines[3].

Le lieu du désaccord

Cependant, l’affaire prend une autre tournure par rapport à la forme langagière ; c’est ici le second temps. On peut déjà lire toute la gêne du critique devant une œuvre qu’il estime dans « la continuité sans originalité » du travail des figures tutélaires. Et le critique de rappeler à l’écrivain qu’ils sont morts pour certains. Même qu’à vouloir se faire leur clone, on risque de ne pas les rendre fiers. Bénicien Bouschedy tomberait dans ce piège lorsqu’il ne se saisit pas des images de chez lui (faune, flore, lieux, terroir), etc., alors qu’il construit une filiation langagière avec Aimé Césaire.

Sans minimiser la critique péjorative de la filiation sans originalité, nous croyons que l’épicentre du désaccord repose dans le langage. Car les Silences de la contestation loin de refléter le peuple comme annoncé dans le texte, dégage une expression très savante qui ne cadrerait pas avec le public visé à suivre le critique. Bien au contraire, il verse dans un code trop complexe voire hermétique à cause « des allures de mystification »[4]. Conséquence Bounguili Le Presque Grand pose une question sans doute destinée à l’auteur et tous les susceptibles coupables de cette erreur technique :

si l’on veut parler du peuple ou en son nom, pourquoi ne pas emprunter ses codes langagiers objectifs ?[5].

Il pense que l’écrivain passe à côté de son pacte narratif d’où la déclaration suivante :

c’est en cela que pour moi le poète ne parvient pas à transmettre réellement les « terribles ferments de subversion » (Fanon)[6].

Le critique réclame indirectement au poète un texte parlant, c’est-à-dire une œuvre poétique qui capte les spécificités orales populaires. De telle manière que « l’acte narratif s’entend comme une parole et non comme un écrit » devant lequel le lecteur ressent une impression de « bouche-à-oreille spontané et familier »[7]. Nous ne sommes pas loin, dans une certaine mesure, des conceptions de Ngugi wa Thiong’o. Dans son essai Décoloniser l’esprit[8], le critique-romancier kényan suggère aux écrivains africains de faire corps avec les codes africains pour transmettre au mieux le message au peuple. Ainsi les noms des personnages, les noms des lieux, la langue utilisée doivent émerger de l’anthropologie populaire. La petite différence entre Bounguili et Thiong’o est que le second est partisan d’une écriture en langue africaine.

Un débat théorique qui devrait inspirer une réflexion sérieuse en littérature gabonaise et africaine contemporaine.

D’une part nous avons un auteur qui pratique une belle langue littéraire qui se veut du peuple. Benicien Bouschedy en assumant sa filiation avec des auteurs esthètes tente d’échapper au vérisme langagier dont sont teintés plusieurs textes gabonais. Ceux-là qui donnent l’impression que la littérature équivaut juste à des phrases retraçant banalement le réel, en misant sur l’identification du lecteur à du déjà vu et déjà entendu le plus inartistique qui puissent exister.

D’autre part nous avons un critique tout aussi esthète, également soucieux du peuple en tant que destinataire, qui cependant préconise une certaine fictionnalisation du langage populaire lorsqu’on veut parler au/du peuple.

Voici un débat théorique intéressant que l’on ne peut traiter en quelques lignes ou en quelques pages. Un colloque serait de rigueur. Une rencontre publique des deux positions serait souhaitable pour qu’ils nous disent : Le peuple, qui est-il ? Quelle langue parle-t-il ? Est-il l’unique destinataire des œuvres dites à son service ?

Hance Wilfried Otata

[1] Au moment de la rédaction de cette chronique, l’auteur répond à des invitations successives à Metz, à Montpellier, à Lyon, à Saint-Etienne.

[2] Il faut percevoir en le terme « bourgeoisie » les dominants, c’est-à-dire ceux qui ont le pouvoir.

[3] Ngal (G.), L’Errance, Paris, Présence africaine, 1999.

[4] Confère la chronique en ligne intitulée « Silences de la contestation : questionner le langage de la révolte » sur le blog Le chant de Powè.

[5]              Confère la chronique en ligne intitulée « Silences de la contestation : questionner le langage de la révolte » idem.

[6]              Confère la chronique en ligne intitulée « Silences de la contestation : questionner le langage de la révolte », idem.

[7]              Meizoz (J.), L’Âge du roman parlant (1919-1939), Genève, 2015, p. 35.

[8]              Ngugi wa Thiong’o, Décoloniser l’esprit, Paris, La Fabrique éditions, 1986, p. 19.

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