La Perversion de la démocratie en Afrique

Les perversions de la démocratie en Afrique : la supériorité des dirigeants africains sur le peuple. 

 

Nul besoin d’une intelligence métaphysique pour constater la domination des dirigeants sur le reste de la société. Pour cela, il suffit de lire l’influence et l’expression de supériorité qui auréolent des présidents de la République, des ministres, des hauts fonctionnaires civiles ou militaires, des autorités politiques, des patrons d’entreprises privées, etc. Ils ont un prestige qui les singularise et les hisse au rang d’extra-ordinaires lorsque le peuple, « ceux sur qui s’exerce le pouvoir »[1], occupe celui de l’ordinaire. Ils bénéficient des traitements de faveur partout, même au-delà du champ d’action de leurs privilèges. C’est ainsi, qu’un jour d’élection, un patron d’entreprise privée arrivé après tout le monde, du fait de sa réputation, aura le privilège de voter avant des personnes qui attendent depuis des heures. Et pourtant le bureau de vote n’est pas son lieu professionnel dans lequel, il aurait sûrement droit à des égards. Cependant, comme le sujet extra-ordinaire (le dirigeant) prend toujours le dessus sur l’ordinaire (le peuple), la situation semble normale. Parfois, on peut enregistrer des regards inquisiteurs, des élévations de voix en guise d’opposition. Toutefois, l’expérience va souvent dans le sens du laisser faire. Des habitudes devenues si récurrentes au point d’être banalisé.

En réalité, cela est un dysfonctionnement social, qui dans certains cas flirte avec de l’abus de pouvoir ; oui les dirigeants ont du pouvoir. Nous y voyons une des conséquences de la démocratie malade. Celle-ci correspond à une conformation de la démocratie en dehors de son sens de départ. Notamment du temps des civilisations les plus anciennes. Cette démocratie maladive a consacré une configuration sociale où l’aura d’une minorité d’individus a pris le dessus sur celle des populations entières. Ce qui est d’une anormalité indiscutable. Nous n’écrivons pas dans l’intention de contester des fonctions encore moins de renier la symbolique qui va avec ; nous avons encore le sens de l’allégorie. C’est plutôt la dimension contre-démocratique suggérée par ces fonctions au point d’engendrer des statuts de supériorité qui nous gêne. Si dénonciation il y a, c’est de cela dont il est question.

Qu’est-ce que la démocratie et quelle place occupent les dirigeants dans une organisation démocratique ?

Avant de répondre à cette première interrogation, nous tenons à préciser que l’intimidations selon laquelle la démocratie serait un concept occidental donc impossible à appliquer aux Africains n’a aucune emprise sur nous. Cette clarification nous paraît importante étant donné qu’il est question de ce continent. Les anciens Africains connaissaient déjà la démocratie mais ils utilisaient sûrement des mots différents pour la designer. D’ailleurs, des politologues avisés sur la question n’ont aucun mal à reconnaître que la démocratie n’est guère une notion étrangère aux mœurs africaines. C’est sans complexe que Francis Dupuis-Deri écrira :

Par ailleurs, les Grecs n’ont pas inventé la démocratie, car bien des peuples d’Afrique et des nations autochtones d’Amérique, entre autres, prenaient leurs décisions collectives en assemblée[2].

La démocratie ? Elle est une idée dont le concret se traduit en une organisation sociétale sous la dynamique d’égalité des sujets. Autrement dit, tout le monde compte pour la même valeur. Conséquence, les sujets sociaux sont tous égaux devant les proscriptions et les prescriptions qui régulent la vie de groupe. Personne n’a plus de droit que les autres. C’est cela que l’on nomme le principe d’isonomie définit par l’athénien Clisthène (VIe siècle av J-C). Chez les Bantu, on peut se référer au concept d’Ubuntu exprimé en le proverbe : « Umuntu ngumuntu ngabantu » que l’on peut approximativement par « je suis parce que vous êtes tous »[3]. Cette philosophie de solidarité et d’unité sociale est également une constatation de l’égalité. Ce qui explique que les bantu ne reconnaissent à aucun être humain une quelconque supériorité à un être humain sur un autre. Il n’était donc pas étonnant que Nelson Mandela ou Desmond Tutu s’en réfère pour poser les jalons d’une nouvelle ère socio-politique après les sombres années de l’apartheid. C’était un cri à l’égalité des citoyens peu importe l’apparence physique et l’origine ethnique.

Et les dirigeant ? Quelle est leur place ? Ils sont des personnes, en normalité, qui accèdent à des fonctions de pouvoirs selon l’accord de tous soit par élection soit par des principes légaux. Un dirigeant n’a pas de valeur en soi. Il n’a aucun mérite, aucune qualification naturelle. Il tire sa force et sa légitimité de la confiance que le groupe lui accorde. Si l’on devait parler à partir d’un exemple de notre époque, nous dirions qu’un président de la République n’a de valeur que si les populations décident par un mode électif de sa venue au pouvoir. Et tout au long de son mandat, sa légitimité dépend de l’assentiment des populations. Il ne s’agit que de ça ! Il en est de même pour tous ceux qu’il nomme. Ils ne sont pas des citoyens exceptionnels. Les hautes fonctions ne font pas d’eux des hauts citoyens quel que le salaire. Il y a certes toute une symbolique qui entoure ces fonctions. Toutefois, elles sont des privilèges que le groupe consent à leur accorder. Ce qui est valable pour le président de la République, l’est pour toute autre fonction.

Pour revenir au fait que le pouvoir du dirigeant n’est pas naturel, mais le résultant d’une volonté des populations. Le cas des rois est très expressif. Dans les communautés africaines, les premiers rois arrivent souvent au pouvoir grâce à la qualité de leur morale et de leur éthique. La population confie à ce citoyen distingué la charge de faire régner la paix, l’harmonie, la justice, etc. Il règne sous le contrôle des contres pouvoirs telles les autorités spirituelles, les Anciens ; c’est la séparation des pouvoirs. Sa légitimité vient des attributs symboliques qu’il porte sur lui : habits, bracelets, sceptre, couronne, etc., et surtout de l’adhésion des populations.

Ceci fait que les dirigeants sont en réalités des employés de luxe des peuples. Ils sont au service des populations afin de répondre à leurs besoins, de défendre leurs intérêts, de satisfaire leurs exigences, de garantir leur sécurité, de protéger leurs spiritualités… Ils travaillent pour le peuple et non le contraire. Ce qui fait dire à Michel Onfray que « le chef n’est pas celui qui donne des ordres mais celui qui sait obéir ».

La démocratie malade.

Comme nous l’avions précédemment indiqué, toute forme démocratique en dehors de sa formalisation première est une démocratie malade qui trahit les aspirations de la version originale. Cette mauvaise démocratie s’exprime malheureusement dans plusieurs pays africains.

Il faut déjà mentionner qu’elle ne date pas d’aujourd’hui. Cette anomalie politique gangrène le monde depuis plusieurs siècles à cause de la volonté de certains hommes de jouir d’une exceptionnalité sociale continuelle. Ces gens qui se disaient démocratiques, mais étaient au départ des pourfendeurs de la démocratie. Son crime : mettre tous les citoyens en égalité devant la loi. Or, eux, ils s’estiment au-dessus, promis à un destin d’élites. Seulement, ils ne peuvent s’introduire dans un troupeau de brebis avec des ornements de loup. Alors, ils se font passer pour des brebis avant de laisser réémerger le loup social en eux. Francis Dupuis-Deri nous rappelle que :

les pères fondateurs de la démocratie modernes aux Etats-Unis et en France étaient des tous ouvertement des anti-démocrates. Les patriotes, soit les militantes et militants du gouvernement pour l’indépendance en Amérique du Nord ou pour la révolution en France, ne prétendaient pas être démocrates. Ni fonder une démocratie. Au contraire, ils affirmaient que la démocratie est un « gouvernement arbitraire, tyrannique, sanglant, cruel et intolérable » selon les mots de John Adams[4].

Seulement, ils y ont vu moyen de parvenir au pouvoir vu que le concept de démocratie était populaire auprès des peuples, ils s’y sont convertis en théorie. Mais lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir, ils se sont empressés de la modifier à leur profit. D’où la domination qu’ils en tire. Ces anti-démocrates aux apparences de démocrates ont changé le mode d’élection. Les populations ne votent plus directement les lois, elles votent des gens qui vont décider en comité restreint. Ces gens se sont eux. Ils ne laissent plus les populations décider de leurs privilèges, ils le font eux-mêmes.

Cette rupture de la démocratie originelle est perceptible en Afrique dans des pratiques socio-politiques. On est passé des palabres, où tout le monde pouvait rigoureusement prendre la parole en assemblée, à des réunions entre autorités politiques, administratives, financières. Des résolutions que devront aux populations. La colonisation occidentale et les désirs égoïstes de plusieurs Africains sont directement les responsables de cette situation péjorative.

L’universitaire Charles Ateba Eyene qui pourtant était membre du parti au pouvoir dans son pays refusait une gestion opaque des destinés de la nation. Il s’insurgeait contre le fait que le Cameroun soit la propriété d’individus qui s’assimile à des êtres d’exception. Le regretté Charles Ateba Eyene affirmait sans intransigeance le caractère frauduleux de toute gestion du pays sans la volonté du peuple. Avant d’ajouter que ces élites sont le véritable frein à l’émergence du Cameroun. Ce sont ces mêmes personnes aux fonctions politiques et administratives ronflantes qui se livrent à des abus de tout genre : détournement, tribalisme, déviance sexuelle criminelle impunis… Il fait la démonstration de la dangerosité de cette élite aux agissements douteux dans un ouvrage intitulé Le paradoxe du pays organisateur[5]… Dans lequel il montre les actions néfastes de l’élite de la région Sud-Camerounais.

C’est là une des fautes lourdes de la démocratie malade : Faires d’une minorité de personnes des hommes d’exception qui domine tels des maîtres absolus sur les populations. Ils ne sont que privilèges, traitements d’exception. Ces comportements sont incompatibles avec le progrès social. Ils favorisent plutôt la domination, voir le diktat, de la minorité sur la majorité. Les dominants n’ont que faire de la remise en question, ils se contentent de régner. Voici les employés de luxe devenus les maîtres de leurs employeurs.

Pour le retour à la suprématie des peuples.

Il faut que la rationalité politique regagne tous les esprits en Afrique. Il en va de notre santé politique, économique ainsi que de la dignité du pays. Les dirigeants méritent certainement le respect de leurs fonctions et de la symbolique qui va avec. Toutefois, ils ne sont nullement les maîtres du jeu. Les peuples si ! Tous les dirigeants doivent s’agenouiller politiquement devant les besoins des peuples. En revanche, aucun peuple n’a à s’écraser devant des dirigeants. Si cela arrive… Il faut dire bonjour soit à des appareils étatiques autoritaires soit à des dictatures déguisés en démocratie.

Dans une démocratie sérieuse : un ministre n’a pas le droit d’engueuler des étudiants au prétexte qu’ils s’inscrivent en majorité dans des départements relatifs aux sciences humaines ; un général d’armée ne doit guère intimider un citoyen pour lui ravir abusivement un terrain ; un député n’a pas le droit de menacer les citoyens d’une circonscription s’ils ne votent pas pour lui. Personne n’est tenu de se courber pour saluer un sénateur, encore moins un directeur. La bienséance et la politesse ne sont pas les filles de la soumission sociale.

Il faut en finir avec l’attitude effrontée de ces dirigeants qui affirment éduquer les peuples. Ces positions paternalistes qui infantilisent les peuples ont un sens insultant. Les Africains doivent réaliser qu’ils n’ont aucun intérêt à accepter ce type de rapports sociaux, sinon ils en auraient vu les fruits depuis les années 1950. Les peuples africains doivent retrouver leur statut : celui de faiseur de dirigeants.

Revendique à la suprématie éclairée du peuple revient à neutraliser la violence qui lui ait faite. Cette dernière le réduit au statut de « n’être rien » pour reprendre d’Achille Mbembé. C’est-à-dire une un sujet « aboli et dépourvu de puissance, repoussé plus loin encore, de l’autre côté, en arrière-monde existant, dans le hors monde, prend sur soi l’acte de sa propre destruction et prolonge sa propre crucifixion »[6]. Les peuples doivent sans hésitation reprendre le contrôle dans la relation avec les dirigeants. C’est un appel à la responsabilité politique, une condition pour une démocratie réelle.

Revenir à la suprématie éclairée du peuple est un travail psychologique permettant de sortir d’une aliénation politique. Il faut guérir des « blessures […] infligées et qui, aujourd’hui, s’expriment sous la forme d’une perte et de l’estime de soi, d’un complexe intériorisé d’infériorité pour certains et, pour d’autres, d’un manque abyssal de confiance en soi »[7].

Et qu’on se le dise bien. Un dirigeant ne peut engendrer un peuple alors qu’un peuple si. Que les peuples prennent conscience de leur statut réel à un moment où le pharaonisme démocratique d’une minorité devient une entrave à l’émancipation du plus grand nombre.

H-W OTATA

[1]             Telle est la définition de Michel Onfray.

[2]             Dupuis-Déri (F.), Nous n’irons plus aux urnes. Plaidoyer pour une abstention, Lux Editeur, Coll. « Lettres libres », 2019.

[3]             Obenga (T.), Les Bantu. Langues, peuples, civilisations, Paris, Présence Africaine, 2000.

[4]             Dupuis-Deri (F.), Démocratie. Histoire politique d’un mot aux Etats-Unis et en France, Montréal, Lux Editeurs, coll. « humintés », 2013.

[5]             Ateba Eyene (C.S.), Les paradoxes du pays organisateur. Elites productrices ou prédatrices. Le cas de la province Sud-Cameroun à l’ère de Biya (1986-2007), Yaoundé, Edition Saint Paul, 2008.

[6]             Mbembé (A.), De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Edition Karthala, coll. « Les Afriques », 2000.

[7]             Sarr (F.), Afrotopia, Paris, Philippe Rey, 2016.

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