Le crépuscule des bons sentiments

Le crépuscule des bons sentiments

Suite à la chronique consacrée à la prose et au style d’Éric Joël Bekale, les réactions n’ont pas manqué. Le Chant de Powê ouvre ses colonnes à un droit de réponse. Lecture.

Voici venu le temps où certains devraient cesser de torpiller le réel dans le seul but de le soumettre à leurs caprices. Cette suggestion intervient alors que l’espace littéraire en particulier et le milieu de l’art gabonais en général deviennent le lieu d’une dictature silencieuse. Le vocable dictature est ici employé pour indexer un genre de pacte naturel qui voudrait que tout regard porté sur des produits d’auteurs soit conciliant, sympathique, encourageant, euphorique, admiratif. Et si l’expression dictature douce parait exagérée, nous serons dans le plaisir d’envisager une hypocrisie entre les destinataires spécialisés, les récepteurs lambdas et les artistes. Sinon comment expliquer que la réception des œuvres ne soit exclusivement orientée vers le plébiscite ? En effet, toute voix qui emprunterait une toute autre approche bien que guidée par une certaine objectivité provoque des indignations ; et si beaucoup en avaient la possibilité, c’est sur une croix qu’ils exposeraient la dépouille des perturbateurs.

Le dernier à se faire épingler par la patrouille des bons sentiments est le critique gabono-canadien Bounguili Le Presque Grand. L’homme suscite des sorties des plus surprenantes sur la toile. De quoi cette ignoble personne aux idées infâmes vient-elle de se rendre coupable ? Abomination : il a été une nouvelle fois surpris en flagrant délit de chronique dépréciative à l’égard du travail d’Eric Joel Békalé. Une faute grave ! Si grave qu’elle justifie une extradition en enfer. Si on enregistre des avis raisonnables d’assentiment ou d’opposition, certains dans la logique de l’émotion recherchent implicitement à susciter chez lui de la culpabilité. Qu’il fasse une lettre d’excuses ? Et puis quoi d’autre ? Et pourquoi pas une chorégraphie sur une chanson d’Elvis Presley ?

Le faux procès en sorcellerie : les attaques personnelles

Il semblerait que l’infâme serait coupable d’attaques personnelles au lieu de se concentrer sur la production de monsieur Eric Joel Békalé. Déjà, pour précision, ces différentes sorties ne sont guère des lectures critiques mais des chroniques. Ces dernières ont l’ambition de lire de façon conjuguée le texte et la sociologie de l’auteur (1) ainsi que la littérarité de son travail (2).

Pour ce qui est du texte et du contexte, lorsque Bounguili Le Presque Grand questionne les incidences du vrai dans les écritures, il est obligé de partir uniquement de ce qu’Eric Joel Békalé met lui-même en scène. Pour ce faire, il croise les éléments du vécu de l’auteur et leurs traces textuelles pour sonder l’intérêt de cette transposition. En quoi cette démarche relève-t-elle des attaques personnelles ? Où est l’injure ? Le terme « délation » est apparu également en commentaire. A quel niveau du papier de Bounguili se situe-t-elle ? A qui le chroniqueur a-t-il livré Eric Joel Békalé ? Un peu de sérieux, de proportion gardée, de calme aussi. Tout ceci n’est qu’un exercice de sociologie de la littérature, autrement dit une analyse de la production d’un auteur en corrélation avec son hors texte. Si Bounguili Le Presque Grand doit être crucifié pour cela, que les inquisiteurs commencent par Sainte-Beuve, Raymond Picard, Fortunat Obiang Essono, Georges Ngal… et la liste est longue.

La quête de littérarité (confère Roman Jackobson) concerne quant à elle la particularité des écrits d’Eric Joel Békalé qui les rendrait originaux par rapport à d’autres formes de texte. En résumé, le critique recherche ce qui justifierait l’usage de l’adjectif littéraire dans les productions choisies. C’est ici que le ton se montre très radical sans être discourtois. Une fermeté que ceux qui ont l’habitude de le lire n’auront pas du mal à reconnaître. Bounguili Le Presque Grand ne sait pas se cacher derrière les formules pour nommer ce qu’il considère comme alittéraire. Là encore rien de grossier, rien de violent quand on connait la virulence des mots d’un Sartre à l’endroit d’un Camus ou d’un Michel Onfray sur quiconque ose venir jouer à contre sens sur son terrain de signification.

Le lieu littéraire, un espace de débat et de contradiction

Que personne ne pense le milieu littéraire comme un long fleuve tranquille. Il est le lieu de controverses, d’oppositions théoriques. Ne perdons pas de vue la sortie de Mongo Beti contre Camara Laye (L’enfant noir) et Ousmane Socé (Karim. Un roman sénégalais) dans son article « Afrique noire pour une littérature rose ». Mongo Beti sonnait une charge littéraire contre ces deux écrivains qu’il accusait de déserter le terrain de l’engagement pour se réfugier dans les sentiers de la description anthropologique. Patrice Nganang, il y a quelques années, s’était insurgé contre Alain Mabanckou qu’il accusait de le plagier…

Parce que l’espace littéraire n’est nullement une propriété privée, toute action n’exclut en rien une réaction. Lorsque Sainte-Beuve chargea Marcel Proust, ce dernier n’hésita pas à se défendre. Kourouma fut bouder par les éditions françaises, il réagit en allant trouver preneur au Canada. Une manière de réfuter l’idée selon laquelle sa grammaire serait le fruit d’un mauvais usage du Français plutôt que celui d’une langue littéraire. Même Molière, aujourd’hui sacralisé en tant que maître pour ce qui est du théâtre dans son versant comédie, essuya les moqueries et la résistance des ténors du théâtre du type tragique.

Qu’Eric Joel Békalé se défende s’il sent son statut de littéraire polémiqué. Qu’il défende ses écrits car c’est son droit le plus absolu ; sauf s’il n’en voit pas l’intérêt. C’est aussi l’occasion pour tous ceux qui se reconnaissent en lui de se montrer solidaires sur le plan critique en produisant un argumentaire loin du cadre émotionnel.

Milan Kundera souligna qu’être écrivain est une affaire sérieuse. Il ne croyait pas si bien dire car un écrivain exhume une vision du monde (éthos), une définition de la littérature (épistémologie). Il incarne globalement tout un archétype technique, conceptuel qui fonde son influence sur ses contemporains et au-delà. Victor Hugo ne disait-il pas à quatorze ans : « je serai Chateaubriand ou rien » ? C’est dire toute l’envergure de l’auteur des Mémoires d’outre-tombe au point de susciter des vocations.

Un écrivain c’est un monde qui dit sa pertinence à la moindre interpellation. Tel Senghor répondant à Wole Soyinka, qu’Eric Joel Békalé n’hésite pas à étaler sa conception de la littérature, sa grammaire… A la bagarre des mots comme à la bagarre des mots. A vos marques ! Prêts ? Ecrivez !

Pour en finir avec le faux débat sur la légitimité

S’il y a un argument dont l’usage traduit trop souvent la facilité, c’est bien celui de la légitimité contestée. Surtout lorsqu’il n’est pas assis sur des justifications. Des commentaires sur les réseaux sociaux voulaient que Bounguili soit illégitime en tant que critique littéraire. On lui demanda aussi s’il était un fonctionnaire de la critique littéraire.

Parce que des espaces littéraires voisins (Cameroun, Congo, R.D.C) savent se montrer formidables, essayons de ne point nous montrer fort minables. Il est évident que Bounguili Le Presque Grand n’est ni tombé du ciel ni un parachuté venu causer littérature. La preuve, il fait montre d’un savoir littéraire comme en témoigne une expertise formulée par des préfaces, des articles, des chroniques, des programmes de vulgarisation de la littérature gabonaise. Nous invitons chacun à se faire une idée en allant consulter le contenu des formats que nous venons d’évoquer. L’expertise rien que l’expertise. Nous pensons qu’elle vaut mieux que la diplômite qui n’est aucunement une garantie de savoir-faire. Toutefois, cela dit, au passage, il n’y a aucun diplôme au-dessus du sien ; pour ceux que cela intéresse.

Evitons les dispersions inutiles

Par la même occasion, faisons-nous l’économie des interrogations sans consistance, surtout en pareilles circonstances, qui donnent l’impression d’un caractère scientifique ou nécessaire alors qu’il n’en est rien. Respectueusement en voici quelques-unes : qu’est-ce qu’un bon écrivain gabonais ? Qu’est-ce qu’un succès littéraire ? Existe-t-il des livres de qualité au Gabon ? etc. Non seulement l’histoire littéraire montre que ce sont des questions obsolètes parce que déjà traitées par la théorie littéraire, que certaines ont des réponses évidentes au regard des noms tels Laurent Owondo, Moussirou Mouyama, Allogho Oke, Steeve Renombo, Peter Ndembi… Plus encore, plusieurs d’entre elles n’ont aucun intérêt dans cette affaire.

La vraie question se situe par rapport aux dires de Bounguili Le Presque Grand. Ont-ils le mérite de nous dire réellement le caractère littéraire ou alittéraire d’Eric Joel Békalé ?

Le seul moyen de se montrer à la hauteur de cet individu est soit de lui répondre soit de se taire. Pour notre part, nous avons choisi à une occasion précise de lui répondre lors d’un désaccord sur un poème de Bénicien Bouschedy. Un écrivain qu’il a en amitié mais qu’il n’a pas hésité à interpeller en pointant dans son œuvre, Les silences de la contestation, une diégèse trop précieuse assujettis à des alignements sur une langue trop césairienne à son goût. Durant cet échange vif, le critique déploiera à cette occasion un style et une argumentation directs. En plus d’être d’une élégance intellectuelle, capable d’une belle langue. Il a le mérite de vous respecter par une expression sans concession avec un ton radical.

En définitive, nous tenons à souligner que le conformisme et le silence ne seront jamais les maîtres d’une certaine génération critique, précisément celle du critique en question. Cet esprit libre ne se laissera dicter aucune conduite. Et il est certain qu’il entend perpétuer l’ère de l’indocilité critique et qui est par voie de conséquence celle du crépuscule des bons sentiments. Nous n’avons donc que deux alternatives : nous taire ou lui répondre.

Au fait, « de là à là », par rapport à ces sorties bounguiliennes sur Eric Joel Békalé, quelqu’un a-t-il quelque chose à écrire/ dire ? Sans quoi qu’il se taise jusqu’à ce que cela soit le cas.

Nos espérances en l’avènement d’un champ littéraire gabonais…

Hance Wilfried Otata

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