Éditorial – Bourgeois et aspirant bourgeois contre l’Afrique

Alors que toute l’Afrique connaît un regain de mobilisations tous azimuts en faveur entre autres de l’alternance démocratique et pour une réelle autonomie du continent noir, il est plus qu’urgent de pointer du doigt les insidieuses forces d’inertie que sont la bourgeoisie et ses aspirants qui l’embourbent.

Bourgeoisie et aspirant bourgeois contre l’Afrique

Hance-Wilfried Otata

La parole est oralité et aussi écriture. Profitons donc que l’instant nous permette d’exercer ce droit naturel et politique le plus élémentaire. Ce petit mot est un regard social à la Bégaudeau bien qu’ici personne ne se prénomme François. En sus, le regard analytique est spontané. Il est une petite correspondance destinée à ceux qui se sentiront concernés de quelque manière que ce soit. Il est une réaction à des nouvelles fâcheuses dans une certaine presse africaine. Elle rapporte des arrestations, des abus par des individus dépositaires de l’autorité publique, etc. Le contexte actuel ne laisse aucun doute dans la majeure partie des cas. Il y a un ordre qui règne non pas parce qu’il est juste mais parce qu’il est ordre. C’est-à-dire une discipline qui ne dit guère l’équilibre et le bonheur de tous, mais une atmosphère d’existence où certains jouissent des avantages d’une organisation qui délaisse le plus grand nombre. Ces « certains » sont ceux que Moukoko Priso nomme la bourgeoisie africaine[1] et que Jean Ziegler identifie comme une bourgeoisie d’Etat[2]. L’une et l’autre peuvent paraître abstraites, surtout que les principaux concernés refusent de s’identifier comme telles. Toutefois, ces expressions font émerger du réel. Elle sont des individus conscients de leur position de domination qui travaillent à la conserver au moyen de stratégies diverses. Et cette bourgeoisie bénéficie de l’appui d’un groupe de personnes n’ayant pas forcément les mêmes moyens financiers et matériels. Ces gens sont des aspirants à la bourgeoisie qui manifestent au préalable des positions de pouvoir correspondant à l’idéologie bourgeoise.

Peut-être en fais-tu partie…

LEternel célébration du bonheur futur.

Tu es bourgeois ou aspirant bourgeois africain si tu es sans cesse tourné vers un éventuel bonheur futur pour masquer les insuffisances qui frappent le quotidien du peuple. En effet, tu sais très bien que la configuration du présent est le résultat de pratiques politico-économiques néfastes souvent réfléchies, parfois résultantes de décisions maladroites elles-mêmes dues à une expertise douteuse. Cependant, étant donné que ces pratiques font votre épanouissement financier et idéologique, tu te gardes de les remettre profondément en question. Il t’arrive de les critiquer pour te construire une posture d’homme critique ou d’opposant. Une véritable imposture car tu tires profit de leur application. Il te faut donc assurer leur pérennité en faisant commerce d’un résultat à venir, d’une nouvelle politique qui portera des fruits dans quelques années. Tu chantes l’horizon 2025 après avoir chanté celui de 2010. Ainsi, tu peux tranquillement jouir des plaisirs de la vie dans le présent pendant que le peuple souffre.

Tu chantes une pseudo-démocratie.

Démocratie ! Tu n’as que ce mot à la bouche. Il te sert de gri-gri pour justifier la légalité de ta présence, la légitimité de tes décisions qui ne profitent qu’à toi-même et tous ceux de ta classe. Démocratie est le terme consacré, mieux sacralisé par lequel tu entends jeter le discrédit sur tous ceux qui osent questionner l’ordre que tu défends. Démocratie devient ton espace euphorique où tu exiges implicitement à ceux qui te contestent de t’affronter. Or, cette démocratie, cet espace, est un cadre qui fonctionne selon tes règles. Tu y es le maître sans aucune faille. Et lorsque les esprits avertis refusent de tomber dans ton piège, tu les traites d’« anti-démocratiques ». Oui, tout ce qui ne rentre pas dans le rang de ta démocratie est à proscrire, à punir, à frapper de tous les anathèmes. A partir de cet instant tout devient anti-démocratique pour toi : les marches pacifiques, les prises de parole contre ta classe, les chaînes de télévision ou radios qui ne vont pas dans ton sens, la presse qui s’écarte de ton discours, des livres qui te critiquent…

Tu ne tolères nullement que la partie se joue en dehors de ton bon vouloir. Tu ne veux des débats que sur les chaines qui te sont soumises, tu ne veux discuter que sur les sujets que tu as jugés importants, et surtout tu exiges de ceux qui te contestent qu’ils aillent aux élections. Ah les élections ! Ce jeu électoral où toutes les institutions qui les régulent, les délibèrent, les valident te sont acquises. Parfois, ceux qui les gèrent ne cachent pas leur admiration pour toi, ont été dans le même parti politique que toi, ont été nommés par toi. Bref, ils sont tes semblables sous une autre forme.

Seulement, enfermé dans ton ivresse égocentrique, tu oublies de penser, d’actualiser tes connaissances. Sinon tu saurais que nous savons ce qu’est réellement la démocratie au sens noble du terme. Celui qui voudrait que le pouvoir manifesté en parole soit l’apanage du peuple. Nous le savons depuis Jacques Rancière qui nous explique la nécessité qu’émerge dans l’espace public la voix de ceux qui sont marginalisés et qui souffrent. Leur prise de parole est la vraie politique quand elle vient dire ce qui est juste et ce qui ne l’est pas tout en proposant des solutions[3]. Nous avons saisi la teneur des travaux de Francis Dupuis-Déri. Il nous montre bien le caractère frauduleux des démocraties comme la tienne. Celles qui sont pensées pour déposséder le peuple de son pouvoir d’action sur la vie de la communauté pour finir entre tes mains[4]. Tu nous as pris pour qui ? Nous sommes instruits du fait que ce concept a été détourné de son principe premier, c’est-à-dire de laisser au citoyen le devoir et le droit de participer à des prises de décision de la cité. Il est vrai que n’était pas citoyen qui voulait. C’était le cas des femmes, des esclaves, des « étrangers ». Cela n’enlève en rien que les hommes politiques ce n’étaient pas seulement les sénateurs ou les autres représentants désignés, mais tous ceux qui jouissaient du statut de citoyen.

Nous tirons pareillement des leçons de nos cultures traditionnelles dans lesquelles la notion du corps de garde incarne plus que tout ce pouvoir au peuple synonyme de la réelle démocratie. Au corps de garde[5], qu’il s’agisse des histoires de famille, de conflit entre familles, des mesures collectives, etc., le chef ne décide pas seul en aparté. Sa décision est le fruit des interventions et du ressenti de tous ceux qui sont autour de lui. Contrairement à toi et ta classe qui décidez en catimini pour nous tous en votre avantage bien sûr. En réalité, ta démocratie porte en elle-même les germes d’un fascisme élitiste qui voudrait que seule ta classe et toi soyez qualifiés pour diriger au nom d’une aptitude dont nous ne voyons pas les effets bénéfiques pour nous. Nous sommes comme Etienne Chouard, nous aspirons au retour des assemblées constituantes.

Lamour de la censure et de la prison.

Lorsque tu décides de ce qui est anti-démocratique, tu t’adjuges le droit de censurer et jeter en prison. En effet, tu as la force armée et la violence légitime de l’Etat que tu instrumentalises à ta guise. Ces leviers censés participer à la protection de la communauté nationale, tu l’enrégimentes pour interdire des discours qui te déplaisent. Tu te donnes le droit de téléphoner à des journalistes, à des activistes, à des animateurs, à des intellectuels à la voix libre pour les menacer du fait de leur réflexions. Tu franchis le Rubicon en emprisonnant des gens à l’aide de procès orchestrés où le verdict est connu d’avance. Très souvent, tu choisis de mettre les accusés en détention pendant des durées qui dépassent le temps fixé par le cadre légal. L’anormal devient normal car tu es la force, l’ordre. Ta classe et toi vous faites comme bon vous semble. Tu cherches à nous effrayer par la prison, par des conditions de détention inhumaines, par des tortures lors d’interrogatoires. Tu emprisonnes, tu censures, or, tu aimes chanter la liberté. Es-tu fourbe ? Es-tu cynique ? Es-tu psychologiquement paradoxal ? Ou c’est une fois encore l’ivresse du pouvoir qui te rend aussi spécial ?

Auto-célébration et discours creux.

En tant que bourgeois ou aspirant bourgeois africain, tu aimes te féliciter de tes discours creux. Tu te sens important de débiter des concepts que quelques âmes à ton service ont conceptualisé pour toi. Les clercs[6] ? Il s’agit de tous ces diplômés qui vous fournissent des concepts pour distraire le public. Ces concepts sont des discours vides qui promettent la pluie et le beau temps. Du verbiage qui ne se soumet à aucune expérimentation, aucune interrogation au risque que l’on ne découvre sa nature réelle : un éléphant qui accouche au maximum d’une souris.

C’est ainsi que l’on peut voir émerger des projets aussi rocambolesques les uns les autres. Alors que le peuple fait face à une incapacité de structures hospitalières dignes de ce nom, tu optes pour l’organisation d’un sommet international sur l’écologie dont les conclusions ne seront jamais appliquées. Le souci dans tout ça est que le budget de financement pourrait servir à approvisionner les hôpitaux en médicaments ; mais ça, « tu t’en fous ». Tu préfères faire bonne impression devant les gens de ta classe qui viennent d’autres pays. Vous préférez vous auto-célébrer durant vos rencontres similaires à des parades dignes des stars du show-biz. D’ailleurs, ton semblable de classe est un xénophobe reconnu, celui qui est juste à côté de toi est arrivé au pouvoir en utilisant des enfants forcés à faire la guerre, celui qui est derrière toi se nourrit de la mort des opposants, etc. Tout ceci t’est bien égal. Tu ne peux leur reprocher des vices qui sont les jumeaux des tiens. Vous vous inspirez mutuellement, vous êtes des « tourne vices ».

Le prétexte de lamour de la nation et du dialogue.

Il arrive que la colère du peuple monte au point d’accoucher de manifestations fermes. Les gens sortent dans la rue, perturbent le bon fonctionnement des institutions inféodées à ta classe ; les plus que radicaux gagnent le maquis. Tu uses très souvent de la force dans ces moments que tu ne médiatises jamais. Tu préfères montrer, sous un angle qui t’arrange, comment des gens font des blocus, refusent de travailler pour des salaires scandaleux… Ces gens que tu menaces de virer, ces gens que tu fais tabasser par « les forces de l’ordre ».

Et là tu deviens cynique en invoquant le dialogue au nom de « l’amour de la patrie ». Tu commences à vanter le besoin de protéger notre bien commun qui est le pays alors que depuis des années, ta classe et toi, vous êtes les seuls à profiter de ses avantages et de ses prestiges. Vous vous les accaparez sans scrupules, sans vous soucier de nos assiettes vides. Et comme par enchantement, vous venez nous parler « d’amour de la patrie » lorsque notre désespoir nourrit des révoltes sociales fermes qui bouleversent votre ordre. Tu veux tout à coup dialoguer. Tu parles d’un dialogue inclusif, tu annonces des résolutions minimales ne résolvant même pas le dixième des préoccupations qui nourrissent le ras-le-bol des gens. Et tu voudrais que l’on dialogue avec toi au nom de la patrie. Quelle patrie ? Ta patrie c’est notre pays ou l’argent de notre pays ? Ta patrie est notre pays ou le fait que tu te gaves avec ta classe de ses richesses ? Depuis quand l’esclavagisé est du même monde que l’esclavagiste ? Tu ne trompes personne.

La reproduction de classe.

Tu le sais très bien. Ton grand père faisait partie des élites, ton père également. Tu es aujourd’hui la continuité du processus. Tu travailles pour que tes enfants en fassent partie. C’est une reproduction de classe qui te voit avec les gens de ta classe garder le contrôle du pouvoir. Vous devenez député, ministre, haut fonctionnaire, banquier, riches sans entreprise, etc., de parent à enfant. Tu as certes obtenu des diplômes (capital culturel) mais ce n’est pas uniquement cela qui justifie ta bonne place, ton compte bancaire trop énorme pour être justifié par ton salaire. Que dire de tes belles maisons ? En fait, tu as bénéficié du « capital économique » (l’argent) par tes parents pour financer tes études et tes besoins, du « capital social » (le réseau d’influence, les pistons…)[7] de ta famille idéologique pour avoir accès à des hautes sphères décisionnelles. C’est pourquoi tu n’as pas connu le chômage, tu n’as pas eu des difficultés financières lorsque tu étais étudiant. Et lorsque tu n’as pas eu tous ces capitaux, tu en rêvais et travaillais avec la bourgeoisie en question pour avoir accès à ton tour à cette sphère de privilégiés. Pour que tes enfants soient dans une position identique. Vous êtes entre vous en petit nombre menant des vies heureuses sans stress en ayant conscience que votre aisance dépend de la survivance de votre classe, donc de l’ordre.

Le mépris des intellectuels.

Ils ne sont pas nombreux, ils sont moins nombreux que ta classe : eux, les intellectuels. Nous ne parlons pas des diplômés, des singes intellectuels qui n’ont pas plus de valeur que des chiens. Nous voulons indiquer avec respect des personnes ayant une expertise avérée dont le fruit de la réflexion recherche le bonheur du plus grand nombre avec un idéal de justice. Ils ont donc une dimension éthique qui nourrit la démarche. Dans ta classe, il n’y en a presque pas ; là encore c’est une formulation poliment gentille. Ces gens tu les détestes car ils ont en horreur tes injustices, tes pratiques de conservation de pouvoir. Ils écrivent, pensent, agissent contre elles. Ce qui explique ton mépris pour ceux que tu clochardises, que tu marginalises sans état d’âme.

Ils ne sont pas Dieu, parfois ils se trompent, mais ils cherchent la justice, dénoncent l’arbitraire. Ils veulent une autre Afrique forte, plus égalitaire, en accord avec ses traditions. Ils veulent une Afrique auto-déterminée, indépendante, qui puisse apporter au monde comme elle peut recevoir de lui.

Ainsi, tu cherches à condamner Cheikh Anta Diop et tous ses disciples aux oubliettes. Au nom de quoi oses-tu résister à l’entrée des postulats de ce grand homme de science africain dans les programmes scolaires et académiques. Lui qui a contribué à rendre au subsaharien sa noblesse via une recherche rigoureuse. Sa production parle pour lui[8]. Tu veux banaliser Théophile Obenga, tu cherches à étouffer Coovi Gomez. Ces noms au lieu d’être des fiertés sont pour toi des menaces.

Tu veux tuer la mémoire de Thomas Sankara, de Patrice Lumumba, de Amilcar Cabral, de Ruben Um Nyobè et des autres leaders de l’U.P.C., de Kwame Nkrumah, ils sont nombreux.

Tu veux que nous soyons dans l’ignorance de qui nous sommes fondamentalement. Tu veux nous faire croire que tu mérites d’être là en position de domination. Tu détestes l’Histoire réelle de l’Afrique. celle qui restitue les forces d’une civilisation imparfaite scientifique, politique, culturelle parsemée en majorité de réussites que d’échecs. Tu n’aimes pas que l’on pense par nous-mêmes, que l’on s’émancipe du néo-colonialisme auquel nous sommes biberonnés depuis l’enfance.

Tu es un bourgeois ou un aspirant bourgeois africain. Tu t’aimes plus que le peuple que tu réduis à la misère pour que ta classe soit toujours au pouvoir. Tu te connais et tu te reconnais. Ce petit texte traite de la vie que tu as ou que tu veux avoir. Bref, il parle de toi, le néo-colonisé par excellence.

HW Otata

[1]             Mokoko Priso est un mathématicien, essayiste et homme politique camerounais. Il appelle bourgeoisie africaine un groupe d’individus capitalisant des biens matériels et financiers grâce à leur position dans la sphère décisionnelle étatique. Ainsi, ils sont différents des bourgeois européens qui capitalisent une richesse à partir d’une activité économique. C’est dans une émission Recto Verso (https://www.youtube.com/watch?v=a6ucFsyCJ1w, consulté le 18/07/2019) qu’il popularise l’idée d’une bourgeoisie africaine qu’iI affirmait dans l’essai publié avec un nom d’emprunt, Eyinga Belinga, lors de son exil. Essai intitulé Tribalisme et problème national en Afrique noire. Le cas du Cameroun, Paris, L’Harmattan, 1992.

[2]             Ce que Moukoko Priso appelle bourgeoisie africaine, Jean Ziegler la nomme bourgeoisie d’Etat in Ziegler (J.), Main basse sur l’Afrique, Paris, Editions du Seuil, coll. « Points », 2016.

[3]             Rancière (J.), Politique de la littérature, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2007.

[4]             Dupuis-Déri (F.), Démocratie. Histoire politique d’un mot. Aux Etats-Unis et en France, Montréal, Lux éditeur, 2013.

[5]             Le corps de garde est à entendre dans la cosmogonie africaine qui désigne le lieu sous lequel on se retrouve pour traiter des questions urgentes relatives au groupe à une partie de groupe. Les décisions y sont collégiales et les paroles y sont distribuées avec rigueur afin que les meilleures décisions soient prises.

[6]             Individus munis d’expertise ou de diplômes qui s’emploient à crédibiliser les idéologies de pouvoir. Ils sont des idéologues qui usent de sophisme pour justifier l’injustifiable.

[7]             Les notions de capital économique, culturel, social sont des concepts utilisés par Pierre Bourdieu pour penser l’existence et les inégalités entre les classes sociales in Distinction. Critique socialement du jugement, Paris, Editions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1979.

[8]             Cheikh Anta Diop est un Historien, anthropologue, homme politique sénégalais dont les travaux montraient grande partie l’apport de l’Afrique, en particulier de l’Afrique noire dans la civilisation mondiale. Il est l’auteur d’ouvrages clés tels Nations nègres et culture : de l’Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, Paris, Présence africaine, 2000 ; L’Afrique noire précoloniale. Étude comparée des systèmes politiques et sociaux de l’Europe et de l’Afrique noire de l’Antiquité à la formation des États modernes, Paris, Présence africaine, 2000 ; Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique ? Paris, Présence Africaine, coll. « Antiquité négro-africaine, 2001.

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