Ce que le mouvement rap gabonais doit à MovaizHaleine
Il y a vingt ans, la scène artistique gabonaise enregistrait l’acte de naissance d’un groupe de rap qui allait durablement s’installer et imposer son style comme en sont capables les artistes de talent. Retour sur la riche carrière d’un groupe qui a soulevé les foules en alliant astucieusement le fond et la forme. Premier volet d’un dossier spécial.
CE QUE LE MOUVEMENT RAP GABONAIS DOIT A MOVAIZHALEINE.
Ils ne sont pas à l’origine du rap en terre gabonaise ou africaine… Cependant, depuis qu’ils sont en exercice, la musique gabonaise a plusieurs fois eu l’occasion d’être fière. Le groupe MovaizHaleine est sans conteste l’une des meilleures formations de musique urbaine en terre des panthères centre-ouest africaines. Ils, ce sont Lord Ekomy Ndong alias M16 et Maât Seigneur Lion alias Winy Lukeny allégoriquement venus de la forêt des abeilles investir l’univers rapologique. Officiellement le groupe apparaît sur les radars discographiques en 1999, et reste depuis actif par l’intermédiaire de sorties remarquées aux succès inégaux.
Pour des raisons uniquement objectives dans des espaces métaphysiques ce groupe ne jouit pas de la reconnaissance qui lui revient de droit. Bien sûr qu’on lui reconnait une participation intéressante, toutefois, cela reste insuffisant au regard de son apport. La faute est-elle à un pays qui regarde que très peu les sujets sur la longue durée ?[1] Un cadre rapologique qui survit sans réel folklore ?[2] Des médias tenus par des présentateurs et animateurs en manque de culture rap ?[3] La jalousie ? La volonté de les effacer à cause de leurs sorties politiques ? Chacun est en droit d’y réfléchir. Nous concernant, nous refusons d’être coupables de pratiquer « la beauté du mort » théorisée par le philosophe et historien Michel de Certeau : une fâcheuse habitude qu’ont les hommes d’ignorer les méritants de leur vivant en criant au génie à leur fin d’activité ou à leur mort.
Nous nous voulons en dehors de ce bal des hypocrites en disant aujourd’hui le mérite de MovaizHaleine. Ainsi, si un jour, le groupe porte plainte chez « Nana Ngome Ening » ou Osiris, nous serons épargnés d’être comptés parmi les accusés.
Des albums qui tiennent la route
Dès le début ce groupe n’a cessé de faire montre d’une maîtrise de ce que l’on appelle en rap le flow ; entendez la manière de rapper qui se caractérise par l’effet donné aux mots (prononciation, articulation), la technique (manière d’agencer les mots, les phrases). A cela s’ajoutent des textes sensés, recherchés, qui sont en intertextualité avec l’Histoire (africaine notamment), la politique, la culture, etc. Avec MovaizHaleine on évite les clichés reposant sur la grossièreté, les injures gratuites, la reprise servile et pitoyable des thématiques du rap occidental. Le groupe propose un style rappologique dynamique porté par des variantes Chant Rnb (Lord Ekomy Ndong), Reggae/Ragga (Maâtt Seigneur Lion). C’est avec tous ces détails techniques qu’ils optent pour un rap porté sur la revendication identitaire[4], régulièrement porté par des instruments sacrés locaux telle la harpe.
Mission à Mbeng (1999)
Ce premier album laisse déjà transparaître une cohérence d’un groupe formé de membres alors âgés d’une vingtaine d’années. Ils offrent un produit partagé entre les langues gabonaises et le français. Des thèmes variés abordant les liens sacrés de la fraternité (Aluman Ngoman I en featuring avec Dobble P de Siya Po’ossi X), la sagesse dans l’action (O nto fas), la dure réalité de l’exil (Mission à Mbeng), la mémoire culturelle ancestrale (Gardien du temple) … L’album n’est pas promotionné à grand renfort de publicité mais sa qualité permet sa circulation dans les milieux avertis. Certaines radios de Libreville jouent le jeu avec le titre éponyme Mission à Mbeng, quand la RTG chaîne 2 passe régulièrement le clip de Nyabinghi[5]. La même chaîne contribuera à propulser le clip du classique Mission à Mbeng. L’engouement médiatique est porté à son pic par TV+, chaîne privée en continue qui meuble ses plages horaires en programmant les deux clips de l’album. Le disque conquiert le public spécialisé sans difficulté. Une minorité de puristes soulignent une influence du Wu-Tang Clan sans bouder l’album. Bien au contraire, ils le saluent. L’intervention régulière et très remarquée de Dobble P dans cet album ajoute au groupe un capital sympathie en plus d’une certaine légitimité. Car on peut y lire une certaine filiation avec Siya Po’ossi mais surtout symboliquement, il se dessine comme un passage de témoin[6].
Mission Akomplie (2001)
L’album de la consécration intervient avec Mission Akomplie un disque réellement accompli. Nous vivons les dernières années du succès de la cassette audio. Sur le plan du format, le produit sort des standards en proposant une vingtaine de titres. Autant dire que l’ambition ne manquait pas. Et si le premier album revendiquait une parenté avec Siya Po’ossi, le groupe va cette fois revendiquer l’héritage transgénérationnel de la musique gabonaise et dont il est le dépositaire.
Un seul clip a suffi pour mettre tout un pays d’accord : Aux choses du pays. Cette chanson est l’intelligence artistique qui rencontre le génie commercial. Il n’y avait pas meilleur single pour préparer le public à l’album. Déjà il est samplé du titre « Epughuzu » du chanteur le plus adulé du Gabon : la sommité locale et continentale Pierre Akendengue. Monsieur « tout le Gabon connait mes chansons » et « je te rentre plus de soixante tubes qui transcendent les ethnies ». Ce sample est un avantage car il permet de capter l’attention d’un public non-rap. Élargissant de facto son auditoire.
Au refrain, le groupe à l’intelligence de poster Annie-Flore Batchiellilys. C’est l’artiste féminine de la fin des années 90 et début 2000 pour beaucoup. Son répertoire est à l’époque riche d’un seul album qui a subjugué, par sa voix, tout un pays, et son nom tourne dans les milieux parisiens. Les « flows » sont bien amortis par les rythmiques boom/bap auréolés par une trompette digne des jours de victoire. Les textes achèvent le travail en présentant des faits du quotidien gabonais à travers une expression populaire les choses du pays donc Aux choses du pays. Le style est très imposant mais le débit, le bpm est moyen, ce qui permet au public de retenir aisément les paroles. D’autres titres suivront en radio, dans les bals, les booms, etc. MovaizHaleine est partout dans tout le Gabon avec Mission Akomplie, Hey ya, Evite le boucan, Représente, Indépendance watchaa. Sur le plan des collaborations, se succèdent des gens du sérail : Lestat, Why, I See High, Nzanga Mapangou, Bibalou Ngang, honorent les ambitions de l’album. Mais le groupe qui a plus d’un tour dans sa besace, produit une version remixée du titre éponyme de l’album et c’est avec maestria que Maât, I See High et Naneth (un talent local transfuge du hip-hop, ex-rappeuse dont la voix et le chant restent de la catégorie de ce qui se fait de mieux dans le genre) éclaboussent définitivement la scène rap avec ce chef d’œuvre qui restera un des points culminants de la trajectoire de MovaizHaleine. Après deux albums et des prestations scéniques, le groupe assoit durablement sa notoriété : ses textes sont désormais appris par cœur et introduits dans les cénacles académiques. L’âge d’or du rap ouvert en 1998 se concrétise avec des groupes dont fait partie inévitablement le MH.
On détient la harpe sacrée tome 1 (2005) et tome 2 (2007)
Certains le considèrent comme un double album pour d’autres ce sont deux albums distincts inscrits dans une continuité. Il n’en demeure pas moins que les fans sont au rendez-vous. Le titre La Cia wanda lance efficacement l’album. Le groupe est un des seuls du rap gabonais à avoir une fan base solide qui répond présent à chacune de ses sorties. Il y aura aussi le clip de la chanson Nous et de Conscientiser. Cet album maintient le groupe à un niveau respectable pour des indépendants évoluant dans un pays sans droits d’auteurs. Ils ont quatre cds financés sans le soutien d’une structure si ce n’est la leur. Il est vrai que des destinataires reprochent à cet album de sonner plus mélodieux que d’habitude. Il faut le mettre au compte du côté chant et soul/Rnb qui a pris plus de la place chez les deux artistes qui, disons-le, n’ont pas que le rap comme source d’inspiration. Des titres sans clip sortent également du lot. Parmi lesquels À travers monts et vallées et La danse de la libertéLe premier est un énième featuring avec Naneth avec laquelle les rappeurs entretiennent désormais une relation musicale osmique au regard de nombreuses apparitions qu’elle effectue au sein même de l’écurie Zorbam Produxions[7].
MovaizHaleine en solo
Pendant que se construisait leur carrière, les membres de MovaizHaleine vivaient à l’époque l’éloignement. Maât resté au Gabon, Lord Ekomy Ndong se trouvait en France. Ils connaissent le succès dans cette condition. Ils surmontent la distance au regard de la régularité avec laquelle ils occupent l’espace musical gabonais avec leurs albums communs et leurs projets respectifs. Le premier à se distinguer dans l’exercice est Lord Ekomy Ndong. L’Afrikain sort en 2003 écrit et composé par le mc gabonais. Un chef d’œuvre qui ne dit pas son nom. Les textes, les musiques, les invités, tout dit le top niveau. A sa sortie, il est en compétition dans l’émission « Survoltage » (sur Africa N°1) contre Ardiess Posse[8] du Bénin. Thématiquement le disque est maîtrisé car non seulement il reste dans la logique du groupe, mais il s’ouvre sur des sujets plus personnels liés à l’exil et à la condition d’un afro-descendant tiraillé entre sa condition planétaire, son enracinement originel et sa conscience historique. L’album se vend en ligne à l’international et en disque au niveau national sans besoin de clip.
Si les précédents albums du groupe lui ont octroyé notoriété et respectabilité, L’Afrikain consacre Ékomy Ndong comme lyriciste hors pair en même temps que le style musical estampillé Zorbam Produxions est désormais reconnaissable entre mille : boucle de harpe, sample de PC Akendengue, alchimie des voix féminines (Sally Nyolo, Roseen, ). Osons le dire, dans le rap gabonais, L’Afrikain est un ovni musical, une prouesse artistique jamais égalée.
En 2004, c’est Maât Seigneur Lion qui fait une incursion solitaire tonitruante sur la scène gabonaise avec la sortie du maxi single Il était une fois le Seigneur Lion, tout simplement la plus grosse vente de l’année sur le territoire national ; on annonce plus de 3000 copies légales vendues. Là encore nul besoin de clip d’entrée pour réaliser cette performance. Il faut dire qu’après ses performances dans l’album Mission Akomplie, notamment avec le remix éponyme, Maât suscitait des attentes des fans. C’est en surfant sur cette notoriété que ce maxi gagne en puissance. Les titres O Lord, Kongossa seront les principales cartes de visite du produit. Le Seigneur Lion est peut-être l’artiste urbain le plus original de son pays. Il a un flow atypique mêlant astucieusement rap et ragga qu’il accompagne d’un chant harmonieux et des accélérations esthétiques qui parfois instrumentalisent les assonances à des fins majestueuses.
Lord Ekomy Ndong revient avec Ibogaïne. L’album est porté par quatre titres clipés : Bisefe nale, Engogole, Bon vekh et Le way là. La popularité est au rendez-vous avec la piraterie aussi. L’offre rapologique est dorénavant variée, toutefois Lord Ekomy Ndong arrive à imposer son rap textuel sans immoralité et allusion sexuelle. L’album a moins de succès médiatique que son premier solo mais reste une des sorties fortes de l’année.
Maât nous revient en 2016 avec l’album Ngozé. Un disque très codifié culture africaine et plus porté sur le flow chanté. C’est sans conteste le produit d’un membre de MovaizHaleine le plus discret. Il faut dire que le contexte politique national est exécrable et un certain boycott règne sans le dire sur ce groupe. Il n’en demeure pas moins que le Seigneur Lion reste habile.
Récemment Lord Ekomy Ndong nous a gratifiés de la sortie d’un album instrumental intitulé La Théorie des cordes. Un album conceptuel qui à l’instar des compositions classiques occidentales, invite à une sorte de méditation en se laissant simplement emporter par le son de la harpe.
Sur scène
Ce groupe fait partie de ceux qui, sur scène, ne font pas honte au rap. Ils sont en mouvement, en habilité par rapport à leur flow, et constamment en symbiose avec leur public. Pendant de très longs moments, le public gabonais a admiré leur capacité scénique au Show du pays. C’était un événement qui se tenait régulièrement en saison sèche (été) au Gabon.
A l’international, le groupe s’est distingué sur différents podiums: Dakar Hip-hop (Sénégal), à l’Elysée-Montmartre et à La Cigale (France), à Kinshasa (RDC), etc., sans être ridicule. On peut toutefois regretter que le groupe ait privilégié de se cantonner essentiellement à un public gabonais quand la notoriété internationale lui tendait plus que jamais les bras. Le trophée kora de l’artiste masculin obtenu face aux pointures telles que Werra Son, la collaboration avec R. Kelly et Youssoupha auraient dû être des occasions tant attendues par les fans de voir enfin le groupe engranger un capital de popularité internationale conséquent et les retombées contractuelles qui vont avec. Stratégiquement, on peut par exemple se poser la question de savoir pourquoi avec son deuxième album, Ekomy Ndong revient avec des thématiques typiquement gabonaises alors que son premier album avait plus d’ambitions. Aussi, pourquoi faire une collaboration avec Youssoupha sans la traduire en clip vidéo ? Enfin, le regroupement tant espéré des deux artistes dans l’Hexagone avait là aussi lasser croire que le duo franchirait un palier supplémentaire ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.
MovaizHaleine c’est officiellement vingt années d’un discours, d’un style musical et d’une influence indéniable qui dépasse le cadre du seul rap. C’est au moins trois décennies dans le sérail rapologique gabonais et donc un pan important de la culture gabonaise si bien que, sauf à faire preuve de cécité intellectuelle, de surdité volontaire ou de mauvais aloi, ce groupe mérite les honneurs et reconnaissances dus à leur parcours, à leur apport artistique dans le mouvement rap gabonais et africain et surtout pour le refus du panurgisme alimentaire et l’inconsistance de certains amuseurs publics pompeusement nommés artistes. Il ne s’agit pas ici de reconnaître des êtres sociaux mais d’acteurs talentueux de la musique.
H-W. Otata & Bounguili Le Presque Grand
[1] Attitude qui voudrait que l’on se contente uniquement de regarder les faits dans l’instant caractéristique d’une vision parcellaire et partial d’un phénomène.
[2] Il est indéniable que le talent rap au gabonais, mais l’environnement qui permettrait à ce genre musical reste fragile voire inexistant. La culture du dj, des managers artistiques, etc., sont loin d’être satisfaisants.
[3] Plusieurs animateurs brillent au Gabon par leur culture rap. Ils sont généralement des présentateurs ou animateurs généralistes qui se reconvertissent ou qui font face à des rappeurs. Il existe aussi des animateurs qui se réclament du rap mais n’ont aucune culture concernant le rap, les artistes, les albums, etc.
[4] Sur la question de l’identité et de son articulation dans le rap, lire notamment : A. Aterianus-Owanga, Le rap, ça vient d’ici. Musiques, pouvoir et identités dans le Gabon contemporain, 2017.
[5] en collaboration avec Lestat et Why Damaja qui note l’absence sonore et visuelle dans le clip de Matt Seigneur lion que le public pense reconnaître sous les traits de Echec ; chose compréhensible, car c’est son véritable frère avec qui la ressemblance est grande
[6] Dans ce documentaire consacré à Siya Po’ossi X, on peut entendre Dobble P adouber MovaizHaleine qui pratique un art à travers lequel il se reconnaît entièrement https://www.youtube.com/watch?v=u5cIVeZtr-s
[7] L’artiste est également au refrain des titres “Oeil noir” aux côtés de Maât et de Chef Keza, elle accompagne également Lestat sur le titre “Enfant dehors”…
[8] Ce groupe est un des plus organisés en Afrique et a à son actif l’organisation de leur propre festival. Il est à l’origine de plusieurs albums et de plusieurs collaborations à l’international avec des artistes tels Jango Jack et Ol’kainry.