Hommage à Charles Ateba Eyene: leçons sur les mentalités anti-émergence en Afrique

L’Afrique peut se targuer d’avoir des fils dignes de sa grandeur. Indiscutablement, plusieurs hommes de cette partie du monde font montre d’une éthique admirable dans l’exercice de leur expertise, suscitant auprès des contemporains du respect. Parmi ces hommes, on compte le disparu Charles Sylvestre Ateba Eyene que notre chroniqueur tente de vous faire (re)découvrir à travers quelques concepts essentiels.

L’homme.

Bien qu’appartenant au parti pouvoir, l’universitaire camerounais et homme politique, jouissait d’une popularité incontestable[1]. Il le doit sans aucun doute à son sens critique qui n’épargnait personne. D’ailleurs, des membres de son parti, le RDPC[2], ont plusieurs fois fait les frais à tel point que beaucoup le soupçonnait d’être un opposant déguisé. Le natif de Bikoka[3] refusait d’être un intellectuel de pouvoir et utilisait ses prises de parole pour servir l’intérêt du plus grand nombre. Certes, l’homme ne faisait pas l’unanimité. Certains lui reprochaient d’être un anti-démocrate, doublé d’un populiste, etc. Des défauts ? Il en avait sûrement. Mais les reproches de populiste et d’anti-démocrate sont creux à notre humble avis.

Populiste est un mot détourné de son sens premier pour devenir un anathème utilisé pour discréditer politiquement un individu. En effet, ce mot ne veut plus dire celui qui met au centre de ses intentions le peuple, mais celui qui flatte les bas instincts des populations afin d’obtenir leur approbation. Le populiste est sémantiquement devenu un démagogue par on ne sait quelle magie. Si Charles Ateba Eyene est populiste, il l’est au sens premier et noble du terme. Quant à la nature anti-démocrate pour un homme qui invitait régulièrement ses contradicteurs au débat, cela est étonnant. Charles Sylvestre Ateba Eyene pouvait se montrer d’un optimisme pur qui pouvait froisser mais faire de lui un anti-démocrate serait la dernière chose crédible à lui accoler.

Les mentalités contre le développement d’un Etat.

Charles Ateba Eyene soucieux du développement du Cameroun relèvera trois mentalités obstacles à l’émergence que les autorités voudraient atteindre en 2035. Il citera la magie, le tribalisme et le colonialisme. Selon nous, ce constat ne s’applique pas au seul cas camerounais mais à l’Afrique en général au regard des similitudes entre les pays.

La mentalité de la magie.

Le Camerounais entend dénoncer toutes croyances convaincues que l’émergence de la société passerait par des forces surnaturelles, l’occultisme et la prolifération des cercles ésotériques. Il serait totalement incohérent de nier la place occupée dans la conscience collective de plusieurs pays africains de ce que Ateba Eyene nomme la magie. Des personnes ont régulièrement recouru à des incantations des forces invisibles, à la candidature à de nombreuses loges et sectes, aux sacrifices à des fins occultes pour aspirer à une élévation sociale.

Or, c’est là tout le problème. Ils confondent ascension sociale personnelle et développement de la société. Car lorsque toutes ces entreprises réussissent, elles ne profitent qu’à ceux qui s’y engagent et non au pays entier. Bien au contraire, elles favorisent la formation d’un cercle restreint d’élus parvenus au sommet de la société par des procédés contestables sur le plan de la morale, et très souvent repréhensibles au niveau de la loi. Seulement puisqu’ils sont devenus élites jouissant du pouvoir, ce statut les tient à l’abris de poursuites. C’est le cas des adeptes des sacrifices occultes. On déplore dans plusieurs pays des cas de meurtres dit rituels. Ce sont des assassinats durant lesquels des organes prélevés sur les victimes sont destinés à des rites occultes. L’instigateur accèderait à une promotion sociale. Ce genre de crimes maintenant reconnus par la juridiction de plusieurs pays tels le Gabon et le Cameroun donnent lieu à des procès. Seulement, on déplore toujours que la tendance est la sanction des exécutants sans que les commanditaires soient inquiétés. Dans certains cas, les exécutants diront que les commissionnaires sont des hommes politiques. Cependant, les affaires ne vont pas plus loin.

Les cercles ésotériques ne constituent pas en soi un problème. Sauf lorsqu’ils deviennent le critère incontournable de l’élévation, un genre de passage obligatoire pour qui voudrait s’affirmer et prospérer socialement. Charles Ateba Eyene y perçoit à juste titre une captation du patrimoine collectif par un groupe d’individus alors qu’il n’est pas à eux mais à tout le monde. Ceci c’est sans compter sur les dérives de certaines obédiences qui recourent à des pratiques contre nature.

Charles Ateba Eyene bien qu’il se réclame de la foi n’est pas tendre avec des pratiques déviantes des membres des communautés chrétiennes. Ceux qui substituent « l’effort » par les stylos ou les feuilles bénis, l’intervention divine pour tout. L’universitaire ne renie en rien la Divinité supérieure. Toutefois, il refuse que l’homme se décharge de sa responsabilité, de son rôle de bâtisseur au prétexte de Dieu. Une société se transforme par l’action des hommes inspirés et rien d’autre.

Sa position sur la « magie » est à mettre en perspective avec celle du chercheur panafricaniste Coovi Gomez[4]. Dans sa réflexion sur le rayonnement du continent, il affirme que le continent ne se relèvera pas à l’aide de gris-gris mais de solutions pratiques adaptées au contexte des sociétés africaines. Ce n’est ni un mépris des traditions ni un renoncement aux spiritualités locales. Mais une observation rationnelle nécessitant la mobilisation des savoirs opérationnels.

La « mentalité de la magie » conduit inexorablement à des Etats à deux réalités : celle des aisés pratiquant la magie et celle des délaissés réfractaires à cette magie exposée aux difficultés sociales et non à l’émergence.

La mentalité tribale

Charles Ateba Eyene manifestait une défiance à l’expression du tribalisme ; surtout dans la sphère du commun. Il disait tout le danger qu’il y avait de baser les recrutements, la distribution des responsabilités, la répartition du pouvoir à partir du critère ethnique. Cela crée des frustrations et des tensions entre les communautés. Cela participe également des choix arbitraires d’individus sans qualités au nom de la tribu, du village, du département, de la province… Charles Ateba Eyene militait indirectement pour l’approche par compétence. C’est-à-dire que seuls les critères d’aptitude doivent déterminer l’élection d’un individu à un poste ou une fonction.

L’homme ne se trompe guère dans son rejet du tribalisme. D’ailleurs, ce n’est pas le premier à s’ériger contre cette pratique. Des panafricanistes tels le savant sénégalais Cheikh Anta Diop[5], les hommes d’État et penseurs burkinabé Thomas Sankara, et ghanéen Kwame Nkruma[6], l’universitaire et acteur politique Moukoko Priso[7], etc., ont dit avant à quel point le tribalisme causerait des fractures importantes. Dans certains pays, on a déploré des guerres civiles, des massacres… Certes, l’identité culturelle et les particularismes anthropologiques sont des éléments valorisant de notre être, mais ils ne doivent pas devenir des critères d’élection politico-administratif ou des justificatifs de dominations entre africains. Car au lieu d’insuffler l’émergence, ils occasionneront des frustrations et des conflits.

De nos jours, le tribalisme fait ses preuves en détruisant des Etats, des familles, séparant des communautés… en Afrique.

La mentalité coloniale.

Charles Ateba Eyene insiste sur la nécessité de sortir des chaînes mentales de la colonisation. Certes, c’est un événement du passé de divers Etats africains contre lequel on ne peut plus rien faire aujourd’hui en termes de date. Cependant, il est nécessaire que l’on sorte des comportements et des attitudes de colonisé. En affirmant que le développement d’un Etat n’est pas de la responsabilité d’un autre Etat. C’est l’autonomie des pensées, des méthodes, des pratiques politiques que l’universitaire rappelle et plébiscite. La position du Camerounais est en résonance avec celle du congolais Valentin Yves Mudimbé qui demandait que l’on sorte de « la bibliothèque coloniale »[8] en élaborant des concepts et des solutions adaptées au continent africain. Sortir de « la bibliothèque coloniale » oblige les sujets africains à s’émanciper des liens infantilisants et de dépendance créés par la colonisation, qui se traduisent en référence continuelle à l’occident, précisément à des anciens colonisateurs dans l’aspiration à l’émergence. Cela implique une politique économique profitable à l’expansion des Etats africains et non des systèmes qui les inféodent à des organismes financiers tels ceux de Bretton Woods ou des clubs d’investisseurs privés.

La mentalité coloniale favorise l’assistanat, l’attentisme, au lieu de l’engagement des africains. Et beaucoup de dirigeants sont dans cette optique, ils s’en remettent à d’autres pays occidentaux, à des anciens colonisateurs, à des fonds d’investissement pour espérer des solutions à leurs problèmes. Cela est irréaliste en sus d’être naïf car aucun pays n’a vocation à développer un autre. C’est un principe fondamental enseigné en management politique : « un pays n’a pas d’amis que des intérêts ». Ainsi, comment attendre que les solutions viennent des fameux « pays riches » ? Comment espérer que des organismes privés participent au développement alors qu’ils sont là avant tout pour leurs intérêts ? Dombissa Moyo apporte une réponse claire à ces interrogations. Son essai économique, L’Aide fatale[9], donne des précisions sur des années d’emprunts qui n’ont fait qu’accentuer l’endettement des nations africaines au bénéfice des bailleurs de fonds qui tiennent ces pays en leur dictant des lignes de conduite. Ils les obligent à suspendre des recrutements dans le secteur public, de baisser les pensions, à faire des coupes sur salaires, à fragiliser le statut des employés pour faciliter les licenciements, à privatiser des entreprises, les patrimoines nationaux (le pétrole, les services de communications, les autoroutes…).

Les Etats devraient s’employer à penser des stratégies propres en vue de leur développement afin de ne plus dépendre de forces extérieures. On ne serait plus dépendant des armées des pays européens pour venir régler des conflits internes. Des armées sans lesquelles des pays africains auraient déjà sombrer dans des chaos sécuritaires.

Charles Ateba Eyene n’est plus. Il a quitté ce monde à 42 ans sans le vouloir. Toutefois, les conséquences dévastatrices des mentalités anti-développement prolifèrent dans des Etats africains. Sa leçon politique reste donc d’actualité et mérite que chacun s’y intéresse dans la perspective d’une véritable indépendance.

Hance-Wilfried Otata

[1]             Cette intervention vise à montrer que l’homme avait une certaine popularité malgré qu’il appartînt à un parti décrié par des Camerounais pour sa longévité au pouvoir sans atteindre la satisfaction des besoins du plus grand nombre de la population. Ce n’est pas une particularité camerounaise puisque c’est aussi le cas au Gabon, au Congo-Brazza, etc.

[2]             Le Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais.

[3]             Son village.

[4]             Coovi Gomez est un chercheur africain inter-disciplinaire qui se consacre à la revalorisation de l’Afrique en proposant des solutions concrètes à partir des savoirs culturels, historiques, anthropologiques, politiques, économiques, sociologiques…

[5]             Il a notamment esquissé cette position dans un ouvrage publié en 1959 chez Présence Africaine : L’unité culturelle de l’Afrique noire.

[6]             Confère l’ouvrage L’Afrique doit s’unir aux éditions Présence Africaine (2011). La première édition est en anglais et fut publiée en 1963 sous le titre Africa must unite.

[7]             Moukoko Priso a publié un livre sous un nom d’emprunt, Elenga Mbuyinga, intitulé Tribalisme et problème en Afrique noire.

[8]             Confère L’Autre Face du Royaume…, Lausanne, L’âge d’Homme, Coll. « Mobiles », 1973. Et autre ouvrage de Valentin Yves Mudimbé aborde à peu près cette thématique. Il s’agit de L’odeur du Père…, Paris, Coll. « Situations et Perspectives » Présence Africaine, 1983.

[9]             L’Aide fatale, Paris, JC Latès, Coll. « essais et documents », 2009.

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