Re-créations et Diglossie dans Sos motem de Cheryl Itanda

Re-création et diglossie dans Sos motem de Cheryl Itanda

Dans cette chronique littéraire, HW Otata se penche sur l’oeuvre Sos Motem de Cheryl Itanda. Ce dernier vient d’ailleurs de publier le recueil de poésies érotiques Îlots de tendresse.

 

Le réel littéraire gabonais vient d’ajouter une pierre pour le renforcement de l’édifice des Lettres africaines par le biais de Cheryl Itanda. Voici quelques jours que l’écho de la parution de sa troisième fiction anime les consciences d’un public attentif à son travail ; entendez : Ilots de tendresse… Ce troisième partage artistique est pour l’auteur une nouvelle étape d’une démarche de création et de re-création[1]. Mais avant elle, il y a Sos Motem (2018). Cette œuvre signale une aptitude évidente tant par son pacte d’écriture que par sa construction. Lorsqu’on est chevalier habitué à parcourir les terres gabonaises du verbe artistique, on peut regretter que la fortune de cet ouvrage n’ait pas connu une aura plus grande tant il fait montre de qualités.

Une œuvre politique aux sensibilités politologues

Ce qui nous interpelle d’emblée dans cette œuvre est son inscription dans les problématiques de son époque ; une œuvre politique. C’est avec une assurance qu’il nous est loisible d’affirmer que Sos motem est une « fille de son temps ». Il suffit de constater la représentation des tensions sociales qu’elle écrit. En effet, le lecteur est plongé dans le quotidien d’un pays imaginaire qui n’est pas sans nous rappeler le contexte africain, où des déséquilibres donnent lieu à des affrontements idéologiques qui peuvent aller jusqu’aux heurts. Anatole France ne pourra pas reprocher à Cheryl Itanda de détourner son regard de l’urgence politique de son monde. Oui, l’auteur n’est pas de ces « joueurs de flûtes »[2]. Il se fait au contraire un genre de journaliste du quotidien en exhumant les inégalités. Celles-ci sont le fruit d’une classe de privilégiés organisée en une bourgeoisie fortement attachée à la conservation de ses avantages. Ces derniers utilisent tous les moyens pour conserver le pouvoir au détriment bien évidemment de l’intérêt de la communauté. Ils sont des « petits dieux »[3] qui scénarisent les élections à leurs fins. Cette séquence est le prétexte permettant le débat sur les processus électoraux en Afrique ; telles sont les allures politologues[4] de l’œuvre. Notamment en ce qui concerne les règles du jeu du système électoral et ses codes. Les élections sont-elles fiables ? les élus le sont-ils à la régulière ? Cela permet également de littérariser les raisons d’une distance ou d’une méfiance grandissante des sujets africains à l’égard du vote[5]. Nous ne pensons pas innocent ou le fait du hasard que l’auteur fasse dire à un des actants : « Il y a longtemps que j’ai cessé de croire […] à l’importance du vote et sa capacité à engendrer la démocratie et l’alternance ! Je n’irai pas voter un homme » (SM., p. 39). Cela dit, le texte n’est pas un plaidoyer pour l’abstention ; loin de là. Il reprend une position forte et présente dans l’espace social africain au sujet des élections à qui on reproche de produire de la violence, des manipulations, la tricherie…

Ces questions politiques sont intelligemment menées tout au long du texte, car elles le sont sous le signe du débat. L’auteur ne se rend guère coupable d’une narration dogmatique, mais ouvre son texte à la communication. Ce qui explique que les échanges traversent continuellement l’histoire racontée. Les personnages sont toujours en train de débattre dans des lieux publics. Ainsi, le lecteur n’est point ilote des considérations d’un quelconque narrateur ou d’un tiers personnage. La diversité des points de vue rentre probablement en résonnance avec la pensée de l’auteur.

Les sirènes du débat sont donc une interpellation du lecteur afin qu’il prenne part à une aventure épistémologique. C’est le moment d’évaluer les acquis. C’est le cas lorsque des personnages s’interrogent sur l’inscription de certains noms au panthéon de l’Histoire nationale. Le lecteur est indirectement invité à s’interroger sur le statut de héros national. Un personnage s’interroge d’ailleurs comme suit : « quelle définition donner au mot héros sur cette terre ? » (SM., p. 33). Le lecteur est engagé à faire partie de l’aventure épistémologique de l’œuvre avec la possibilité de prendre un parti ; c’est la constitution du « niveau cognitif »[6]. Sa position de destinataire lui confère un privilège car c’est avec lui que l’œuvre va concrètement se réaliser. Cheryl Itanda semble écrire avec la conscience de son « horizon d’attente » comme le suggère Hans Robert Jauss[7] ou encore Wolfgang Iser[8] quand il pense à l’actualisation de l’œuvre par les réactions suscitées sur le lectorat.

Un texte au service de l’identité africaine.

Sos motem retient également l’attention à travers son architecture langagière qui n’est pas sans trahir un véritable travail de signification, ce qui serait d’ailleurs un véritable champ d’exploration stimulant pour des sémioticiens. Le temps de ce petit mot, nous choisissons d’insister sur la façon dont le langage dit la culture afro-gabonaise. Les langues gabonaises sont en effet sollicitées depuis le titre que l’on peut traduire par « pose le cœur » (en langue nzebi). Elles continuent à se dévoiler dans le texte par les noms des personnages tirés de la sociologie omyènè : Oyembo, Okengge, Ampaza, Abékwè, etc. Le vocabulaire se pare lui aussi de la même coloration locale qui s’invite dans la grammaire du texte avec des mots tels « vovyè », « ogwana », « nkamba » … C’est dans ce type de situation que nous envisageons la notion des re-créations. Car nous sommes en présence d’une diglossie que des auteurs ont initié en lettres africaines. L’un des parangons du genre en francophonie littéraire est Ahmadou Kourouma avec son bouleversant Les Soleils des indépendances. Seulement, Cheryl Itanda ne le fait pas en malinké mais en Omyènè. On peut poursuivre la comparaison avec l’Ivoirien puisque le Gabonais écrit l’Omyènè en Français. La langue de Molière n’est plus un vecteur d’idées, mais le vecteur de la langue Omyènè qui transporte elle-même des idées.

L’Africanité du texte se lit dans la place qu’il donne à l’oralité. Certes, depuis Jérôme Meizoz[9], la critique littéraire réalise que l’oralité n’est pas une particularité des littérateurs africains. Il n’en demeure pas moins que la culturalité kemite est envisageable déjà par les origines de l’écrivain. En sus, c’est la place qu’occupe le poète, véritable maître de la parole, qui renforce ce soupçon. Il est celui qui crie le vécu et les autres actants réagissent par le jeu. C’est donc une interaction digne des cérémonies orales africaines. Ceci est sans compter sur l’introduction d’une poésie qui vient participer au rythme du texte. On pense une fois encore à ces maîtres de la parole africains qui passent du chant à la poésie selon ce qu’il veut signifier.

Cheryl Itanda fixe des idées à partir d’une diglossie productive qui prend distance du rapport de force entre Français et langue africaine. La marque d’un écrivain qui vit avec son temps. L’heure des littératures africaines en langues africaines viendra totalement un jour. On le souhaite. Mais pour l’instant l’auteur sait se montrer africain sans que la francophonie le lui empêche.

L’heureuse découverte de cette œuvre incite hâtivement à réitérer l’expérience avec Îlots de tendresse occasion pour nous d’expérimenter cet érotisme métaphorique, cette autre facette de l’auteur.

H-W Otata

[1]              La création indique les inspirations de l’auteur quand la re-création indique les emprunts ou les reprises.

[2]              Anatole France considère que tout écrivain insensible aux préoccupations politiques de son temps est « un joueur de flûte ». Il est notamment cité par Emmanuel Bouju dans son introduction à l’ouvrage collectif : L’engagement littéraire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2005.

[3]              C’est ainsi que sont nommés les hommes qui tiennent et s’accrochent au pouvoir dans l’œuvre.

[4]              Cheryl Itanda n’est pas un initié à la science politique. Il n’a pas non plus eu l’intention d’écrire un essai politique. Toutefois, on note des réflexions sur des questionnements à la manière d’un politologue.

[5]              Ces interrogations traduisent des préoccupations du réel en géographie subsaharienne où les politologues, hommes politiques, activistes politiques dénoncent des codes électoraux et système électif favorable à des régimes totémiques. Confère les débats sur les élections présidentielles au Togo, au Gabon, au Cameroun…

[6]              Confère les études narratologiques des textes littéraires qui rapportent les différentes dimensions des œuvres. L’une concerne la dimension relative au savoir donc à la capacité épistémologique de la fiction.

[7]              Jauss (H. R.), Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2005.

[8]              Iser (W.), L’Appel du texte, Paris, Editions Allia, 2012.

[9]              Meizoz (J.), L’âge du roman parlant…, Genève, Droz, coll. « Histoires des ID », 2001.

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