Face à la dé-politisation des consciences

Face à la dé-politisation des consciences

Dans cet éditorial illustré, didactique et riche d’enseignements, Hance-Wilfried Otata propose deux façons de concevoir la chose politique dans une vie organisée en cité. Au terme de ce texte, difficile de rester dans l’attitude stérile du spectateur ainsi que le disait Césaire. Bonne lecture.

Entendre des individus affirmer ne plus ou ne guère s’intéresser à la politique est devenu courant. C’est une observation vérifiable tant dans l’espace public qu’au sein de la sphère privée. Ces âmes sont nombreuses, elles scandent le slogan consacré : « je ne fais pas de politique ». Lorsqu’on interroge les locuteurs de cette assertion sur les motivations de ce choix, les raisons généralement avancées indiquent : la désillusion devant l’égoïsme des hommes de pouvoir plus occupés à s’enrichir au lieu de répondre aux besoins des populations, les tensions sociales et les violences post-électorales, etc. Lassés de toutes ces péripéties, les sujets désappointés ont acté le divorce d’avec la politique. C’est cela que nous appelons la dé-politisation des consciences. C’est un droit qu’on ne peut leur contester en tant qu’homme libre.

Toutefois, sans pour autant se poser en donneur de leçons ou en autorité de la moraline, on peut s’arrêter un moment sur ce qui fait question : la cohérence et l’efficacité de cette assertion. Est-il logique de se détourner des questions politiques surtout si l’on aspire au bien-être ? Ne plus s’occuper de la politique améliore-t-il les conditions de vie des populations ?

Qu’est-ce que la politique et faire de la politique ?

Beaucoup l’assimile au fait d’appartenir ou encore d’apporter son assentiment à un parti politique. Faire de la politique se résumerait à l’adhésion à des discours électoralistes. C’est là peut-être une erreur. Le mot est certes polysémique. Seulement, aucun de ces sens ne le réduit ni au militantisme de parti ni au vote. Voter ou militer sont certainement des actes politiques, mais ils n’en sont pas la définition exclusive. Les amateurs de l’étymologie réaliseront que dans ses origines européennes, le mot politique est en rapport avec le mot « polis » signifiant en Grec « cité » ; pas au sens de ville mais de « cité-Etat » ; donc des villes ayant le fonctionnement de pays. C’est-à-dire une communauté organisée avec des autorités publiques, religieuses…  « Polis » a donné des adjectifs tels « polites » pour dire « de la cité » et surtout « politikos » signifiant « qui concerne les citoyens, relatif à l’Etat ».

La politique c’est donc avoir une vision du fonctionnement des affaires de la cité. Et puisque nous évoluons à l’ère contemporaine des pays, nous dirons qu’elle est une vision des affaires du pays. Or, chaque individu en maturité a toujours une vision sociale souhaitée. Certains veulent des écoles gratuites, des salaires conséquents, des services sans corruption, des infrastructures routières et sanitaires de qualité, des aides de l’Etat pour les orphelins, de la justice pour tous, du protectionnisme économique, des programmes de revalorisation culturelle, des bourses conséquentes pour les élèves et les étudiants, des pensions à la hausse, du refus de la double nationalité, etc. Et la liste est longue.

En clair, faire de la politique revient à défendre une idée sociale via une action jugée apte à porter des résultats sans porter atteinte à la dignité humaine. Ceci implique trois choses : la quête d’un progrès social (1), l’adoption d’une méthode afin d’y parvenir (2) et que tout le monde peut faire de la politique (3).

Evoquer le progrès social revient à mentionner la « transformation » voulue par rapport à un domaine de la société. En effet, on ne se limite pas uniquement à la « représentation ». Car lorsqu’une action politique est menée, c’est pour changer la donne. Autrement dit, parvenir à un progrès. D’où l’idée de progrès sociale défendue par une tradition de penseurs dont un des plus proches est Geoffroy Lagasnerie. Le sociologue-philosophe rappelle que l’engagement vise des résultats, des changements, sinon cela serait se lancer dans des « actions qui ne produisent rien »[1]  condamnées à de « l’impuissance ». Ce qui nous emmène à nous interroger sur l’efficience de l’action.

La méthode d’action ! Il n’y a pas qu’une seule manière d’agir en politique, redisons-le encore. Il y a des gens qui ne votent pas/plus, mais sont tout autant politisés. Chacun doit simplement trouver le mode d’action susceptible d’engendrer du progrès social.

Les uns préfèrent se détourner des urnes qu’ils jugent improductives. Voter pour eux reviendrait à confier de la légitimité à des personnes élitistes qui décident entre eux sans tenir compte de la sensibilité des populations. Francis Dupuis-Deri, dans son ouvrage Nous n’irons plus aux urnes. Plaidoyer pour l’abstention, part en guerre contre les élections. Il y perçoit une stratégie donnant l’illusion aux électeurs de choisir, donc de participer à la gestion du pays[2], sans que cela soit véritablement le cas. D’où la formule de François Begaudeau l’auteur du livre « Histoire de ta bêtise » : « Le vote est la lie de la politique ». Les anti-votes optent pour les actions sociales coordonnées afin d’obliger les dirigeants à prendre des décisions conformes aux aspirations qu’ils portent : manifestations, grèves, sit-in, etc., en plus d’être favorables à un système de désignation par tirage au sort.

En Afrique, cela s’est notamment traduit par des groupes organisés issus de la société civile. Ces derniers ont réalisé ce que Jacques Rancière appelle une « irruption dans le champ politique » en prenant la parole pour dénoncer des travers tout en exigeant des changements. Ce fut le cas de « Y en a marre » au Sénégal qui a multiplié les sorties et les manifestations contre la réélection du président Abdoulaye Wade (2012). Nous avons aussi « Le Balai Citoyen » au Burkina-Faso qui a contribué au départ de Blaise Compaoré (2014). Cette dynamique est du goût de plusieurs chercheurs africains. Notamment ceux de la Fondation Ango Ella au Cameroun qui soutiennent le caractère crucial de l’apport politique des mouvements sociaux permettant d’échapper au piège de l’élection truquée par des acteurs véreux[3].

Les autres choisissent à l’opposé de rester actifs par les manifestations et le vote. Ils refusent d’abandonner le terrain des élections à des forces partiales investies dans la protection des intérêts privés à l’aide des structures étatiques. Ils se réclament de l’opposition ; il faut juste faire le tri entre l’opposition véritable et les « boudeurs divergents » ; c’est un autre sujet…

Dire que tout le monde est capable d’actes politiques n’oblige pas à le faire. C’est simplement rappeler un droit. Un universitaire peut rechercher la transformation sociale en mobilisant son expertise technique. Valentin Yves Mudimbe était partisan d’une pratique scientifique africaine en conformité avec les spécificités géo-anthropologiques du continent. Selon l’intellectuel congolais, il est impossible de régler des problèmes propres à l’Afrique en voulant s’aligner sur des pratiques occidentales. Cela serait en grande partie l’origine de la léthargie de plusieurs pays du continent. Valentin Yves Mudimbé en appelle à une autonomie psychique préalable pour générer une pensée capable de saisir les défis endogènes en y apportant des solutions adéquates :

Je pense que nous devons […] de manière urgente assumer librement la responsabilité d’une pensée qui porte sur notre destin et notre milieu […]. C’est de cette entreprise que dépend aujourd’hui et dépendra demain la pertinence des attitudes que nous pouvons développer face aux endémies…[4]

C’est le cas lorsqu’on exclut toute possibilité d’usage de la tradition médicale africaine dans le traitement des maladies pour ne s’intéresser qu’à une médecine venue d’ailleurs. Ceci alors que plusieurs plantes font la preuve d’une efficience thérapeutique avérée. C’est ici un acte politique au regard des enjeux socio-économiques et culturels qu’il y a derrière.

Les sportifs peuvent aussi faire de la politique. Ayons le souvenir de John Carlos et Tommie Smith ayant leurs poings sombrement gantés et levés lors des jeux olympiques de Mexico 1968, geste éminemment politique en identification aux idées des Black panthers mais aussi une défiance face aux formes diverses d’oppression et de ségrégation basées sur des considérations raciales avilissantes.

Des associations apolitiques peuvent également faire de la politique. Défendre des orphelins et des veuves est une vision sociale qui réclame de la justice pour des catégories négligées de la société.

Des entrepreneurs gabonais avaient manifesté pour bénéficier eux aussi des marchés locaux trop souvent confiés aux entreprises venues d’ailleurs. C’est là une vision économique traduite par un protectionnisme mesuré où les entreprises locales sont garanties d’une partie du marché quand elles sont à la hauteur des appels d’offre lancés.

Les agriculteurs, les enseignants, etc., chacun a le droit de s’engager afin de transformer les conditions de vie en vue de prétendre au bonheur. La politique ne se limite pas à un geste électoral. Elle est toute initiative menée en vue d’aboutir à la satisfaction collective de la communauté. C’est n’est pas un projet destiné à réjouir des groupes privés, à l’entretien des aspirations personnelles.

Ne pas faire de la politique?

Si faire de la politique c’est agir pour la réalisation des idées sociales, ne pas en faire serait rester insensible à toute forme d’idée de progrès social ; par ricochet d’action sociale. L’apolitique se tiendrait en insensibilité devant la violation des droits de l’homme, les abus de certains policiers, l’insécurité grandissante, l’injustice sociale, la pauvreté…

Beaucoup disent que c’est un moyen de se concentrer sur soi tout en évitant les désillusions. Sachez que si vous ne faites la politique, c’est elle qui vous fera. Elle décidera de votre salaire, de vos impôts, de la couleur de votre passeport, du prix de l’école de vos enfants, etc. La politique vous rattrapera toujours. En effet, vivre en société, c’est vivre en plein dans un contexte inévitablement politique où les actes des uns ont des incidences sur la vie des autres. Vous auriez beau ignorer un dirigeant, vous seriez tôt ou tard confrontés à ses décisions. Ce n’est qu’une question de temps. Qu’il soit juste ou injuste, vous n’y échapperez pas très longtemps. Il faudra soit souscrire à ses agissements par convergence ou résignation, soit les dénoncer et agir contre. A moins d’être un ermite en dehors de toute société organisée.

Vivre en groupe ne vous laisse pas maître de tout. Même à propos de votre propre vie. Vous aurez beau œuvrer afin d’augmenter vos revenus financiers, si celui qui détient l’autorité publique décide de voter une loi pour disposer des 3/4 de votre fortune, vous serez obligés de les céder au risque d’être poursuivi. Vous pourrez fournir des efforts dans le but d’accéder à des fonctions via des concours. Si les puissants au capital social fort, c’est-à-dire ceux qui ont un réseau de relations en haut lieu[5], décident d’accaparer tous les postes pour leurs enfants… Vous serez lésés. Vous pouvez choisir d’ignorer les malheurs des familles affectées par une arrestation arbitraire, ni vous ni votre famille n’êtes à l’abri de pareille injustice.

Ne pas faire de la politique, c’est décider de subir le bien et le mal des décisions des dirigeants et tous les acteurs politiques influents. Et lorsqu’il y a plainte, elle n’intervient qu’en privée ou dans l’intimité la plus secrète. Ne pas faire de la politique, c’est choisir de ne pas crier lorsqu’on a mal, quand Sony Labou Tansi suggère de crier devant toute sensation douloureuse. Le rappeur gabonais Nhexus dirait dans une formule populaire : « c’est la brousse/où y a la fumée en stock, mais personne ne tousse »[6].

Il faut également relever une contradiction de quelques-uns de ceux qui prétendent vivre loin de l’action politique, mais extériorisent des élégies. C’est le cas des artistes qui se réclament d’une vie artistique loin des sujets politiques. Ils sont toujours les premiers à crier aux droits d’auteur, au statut de l’artiste… Il en est de même de ceux qui sont insatisfaits de la gestion des ressources publiques, de la situation des écoles, etc., mais décident de ne plus s’en occuper. Comment se plaindre d’un incendie qui ravage sa maison et l’abandonner aux flammes sans rien tenter ? C’est un renoncement qui ne sera pas sans conséquence à court ou à long terme.

A qui profite la dé-politisation ?

Le désintérêt des consciences sociales de la politique : la dé-politisation. A qui cela profite-t-il ? Qui pourrait tirer avantage du désengagement politique d’un citoyen des sujets qui le concernent directement ? Il faut déjà faire observer que la dé-polisation participe de ce que nous appelons la société tranquille[7]. Elle est un environnement où règnent le conformisme, le dogmatisme, en faveur de la classe dirigeante. Toutes les prises de positions n’y sont que motion de soutien ou adhésion obligatoire à l’idéologie dominante. Tous les moyens sont bons pour y parvenir :

. intimidation par la force. Diverses voies de pression sont utilisées pour réduire les voix discordantes au silence ou à la résignation.

. manipulation de l’opinion publique par les médias. Les hommes utilisent les médias pour formater les avis des populations afin de les convertir à leurs idées. On fera croire par exemple de la bonne santé économique alors que les chiffres disent le contraire[8]).

Et bien sûr la dé-politisation.

Voici des hommes de pouvoir pressés d’affirmer la politique comme un territoire réservé à leur intelligence. Ils confisquent ou monopolisent la parole dans les médias, dans les meetings. La moindre intrusion d’une voix discordante est neutralisée, fragilisée, discréditée. On prétextera que la politique est une affaire sérieuse assignée à des spécialistes pour ne pas dire des élus.

Ils peuvent compter sur des religieux aux intentions discutables. Ceux-là qui n’ont aucune culture socio-politique si ce n’est celle de maintenir des fidèles sous le diktat d’une vie prospère en dehors de ce monde. Ils en appellent à l’obéissance des « hommes de Dieu », au versement de la dîmes, au payement des offrandes. Ils convertissent des communautés entières à la schizophrénie : critiquant durement les sociétés livrées à des lois injustes et contraires à la vision divine, cependant, ce sont les mêmes qui encouragent les croyants à ne point s’investir dans la vie publique suspectant des esprits démoniaques partout. On les surprend à rêver des Etats forgés sur les lois divines ; un véritable paradoxe.

Et ce ne sont pas les seuls. On peut rajouter tous ces groupes qui produisent des discours contre une société de consommation, de libéralisme sauvage, de capitalisme vorace, qui pourtant appellent à s’en détourner tout en y vivant.

Libre à chacun de s’engager, de s’intéresser, à la cause sociale. Libre aussi d’en divorcer. On a tout à fait le droit d’œuvrer pour sa propre cause, son individualité. Toutefois, ne nous faisons aucune illusion et soyons cohérent avec nous-mêmes. Détourner le regard d’une société laide ne la rendra pas plus belle. Cela ne vous épargnera pas non plus sa mauvaise odeur, sa santé mentale et physique fragilisée… Et puis, comme dit l’adage à trop fuir la pluie, on finit par tomber dans un puits… Le contexte gabonais en particulier et africain en général, actuel exige, pour notre part, une (re-)politisation des consciences.

H-W Otata

[1]             Lagasnerie (G.), Sortir de notre impuissance politique, Paris, Fayard, 2020.

[2]             Dupui-Déri (F.), Nous n’irons plus aux urnes. Plaidoyer pour une abstention, Lux Editeur, Coll. « Lettres libres », 2019.

[3]             Owona Nguini (M.E.), TALLA (J.B), NGNEPI (G-H.), Société civile et Engagement au Cameroun- Enquêtes, Analyse, Enjeux et Perspectives, Yaoundé, 2005.

[4]             Mudimbé (V.Y.), L’odeur du père. Essai sur les limites de la science et de la vie en Afrique Noire, Paris, Présence Africaine, coll. « situations et perspectives », 1982.

[5]             Confère l’ouvrage de Pierre Bourdieu Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.

[6]             Nexhus, « La botte », extrait de l’album Teko et Nhex (2012).

[7]             C’est nous qui le théorisons.

[8]             Confère Chomsky (N.) et Herman (E.S), Fabrique du consentement : la gestion politique des médias de masses, Bruxelles, Investig’ation, 2019.

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